Libération Hors-série de MAI 1988

José ARTUR, BAYON, Yves BIGOT, BIZOT-LENTIN, Patrice BLANC-FRANCARD, Marie-France BRIERE, Michel DRUCKER, Dominique FARRAN, François JOUFFA, Philippe LABRO, Pierre LATTES, Christian LEBRUN, Bernard LENOIR, Pierre LESCURE, Serge LOUPIEN, Philippe MANOEUVRE, Philippe PARINGAUX, Lionel ROTCAGE, Marc TOESCA, Claude VILLERS

PRESENTENT L'ALBUM DE NOS VINGT ANS

ou comment ne pas commémorer tout en commémorant.
- Prendre une période donnée (soit les vingt demières années, datées du célèbre mois de mai 68) et se l'approprier,
   ne serait-ce qu'au nom de l'arrachement (entre âge tendre Bardot et an 2000).
- Prendre un angle: la musique, c'est-à-dire le rock.
- Inventer un jeu: les cent chefs-d'oeuvre rock des vingt ans.
- Choisir des joueurs: un jury d'honneur de vingt journalistes français représentatifs de la génération.
- Compter les points...

LE CENT-UNIEME AU COMMENCEMENT ETAIT LE ROCK
Pos ⇕ Artist ⇕ Album ⇕ Année ⇕ Label ⇕ Acquisition ⇕ Note* ⇕
1 The Beatles Abbey Road 1969 EMI 1980 999
2 The Beatles The Beatles 1968 EMI 1989 748
3 The Jimi Hendrix Experience Electic Ladyland 1968 Polydor 1987 997
4 The Rolling Stones Let it bleed 1969 Polygram 2009 696
5 John Lennon Imagine 1971 EMI 2005 895
6 The Rolling Stones Beggars Banquet 1968 Polygram 2008 794
7 Stevie Wonder Songs in the key of life 1976 BMG 2011 823
8 The Doors L.A. Woman 1971 Elektra 1985 842
9 Marvin Gaye What's going on 1971 BMG 1990 941
10 The Who Tommy 1969 Polygram 1987 960
11 Michael Jackson Thriller 1982 CBS 2006 889
12 David Bowie Ziggy Stardust 1972 RCA 2008 788
13 The Rolling Stones Sticky Fingers 1971 CBS 2005 887
14 The Clash London Calling 1979 CBS 2006 486
15 The Sex pistols Never mind the Bollocks 1977 Virgin 2006 385
16 The Rolling Stones Exile on Main Street 1972 Rolling Stones 2005 884
17 Van Morrison Astral Weeks 1969 Warner 2008 883
18 Paul Simon Graceland 1986 WEA 1987 832
19 Bob Dylan Blood on the Tracks 1974 CBS 2011 721
20 Prince and the Revolution Purple Rain 1984 WEA 2000 715
21 Lou Reed Transformer 1972 BMG 2008 779
22 Prince 1999 1982 WEA 2005 718
23 Prince Sign O' the time 1987 Paisley Park 1987 867
24 Eagles Hotel California 1976 Elektra 2005 676
25 John Lennon Plastic Ono Band 1970 EMI 2005 675
26 Bob Dylan Nashville Skyline 1969 CBS 2011 804
27 Elton John Goodbye Yellow Brick Road 1973 DJM 2011 673
28 Big Brother and the Holding Company Cheap Thrills 1968 CBS 2005 572
29 Led Zeppelin II 1969 Atlantic 1989 821
30 The Who Who's next 1972 Polydor 2003 570
31 Led Zeppelin IV 1971 WEA 1989 969
32 The Police Outlandos d'Amour 1978 Polygram 1988 618
33 Velvet Underground Velvet Underground 1969 MGM 2012 567
34 Bruce Springsteen Born to run 1975 CBS 2011 876
35 Creedence Clearwater Revival Willy and the Poor Boys 1969 Fantasy 2013 795
36 Miles Davis Bitches Brew 1970 CBS 1989 774
37 Neil Young Harvest 1972 WEA 1990 863
38 The Police Regatta de Blanc 1979 Polygram 1988 762
39 Stevie Wonder Talking Book 1972 BMG 2010 801
40 Elvis Costello This year's Model 1978 CBS 2013 480
41 Elvis Presley From Elvis Presley boulevard, Memphis, Tennessee RCA 2012 459
42 Derek and the Dominos Layla 1970 Polydor 2009 758
43 Sly & the Family Stone There's a Riot Goin' On 1971 EPIC 2013 757
44 Pretenders Pretenders 1980 EMI 2013 736
45 Marianne Faithfull Broken English 1979 BMG 2013 655
46 U2 The Joshua Tree 1987 BMG 2014 754
47 Pink Floyd The dark side of the Moon 1973 EMI 1986 903
48 Tim Buckley Greetings from L.A. 1974 WEA 2014 782
49 Crosby, Stills, Nash & Young Déjà vu 1970 WEA 1990 851
50 The Jeff Beck group Beck-Ola 1969 EPIC 2008 660
51 Cream Wheels of fire 1968 Polygram 2015 839
52 Les Rita Mitsouko The no comprendo 1986 Virgin 2016 718
53 Roxy Music For your pleasure 1973 Virgin 2011 627
54 Robert Wyatt Rock Bottom 1974 Virgin 2015 646
55 Van Morrison Moon dance 1970 WEA 2013 745
56 Talking Heads Remain in light 1980 Sire 2014 514
57 George Harrison All things must past 1970 EMI 2002 843
58 Curtis Mayfield Super Fly 1972 CRS 2005 842
59 Devo Q:Are we not men ? A:We are Devo! 1978 Virgin 2012 541
60 Leonard Cohen Songs from a room 1969 CBS 2011 750
61 Alain Bashung Pizza 1981 Polygram 2015 619
62 Pink Floyd The Wall 1979 EMI 1985 938
63 Kinks Lola 1970 NSPM 2015 657
64 Serge Gainsbourg L'homme à la tête de choux 1976 Polygram 2007 636
65 The Band The Band 1969 Capitol 2016 685
66 Steely Dan Gaucho 1980 MCA 1990 784
67 Bruce Springsteen Born in the USA 1984 CBS 2011 843
68 James Brown Sex Machine 1970 Polydor 2014 822
69 Neil Young After the Goldrush 1970 Reprise 2005 731
70 Peter Gabriel So 1986 Virgin 1986 880
71 Supertramp Breakfest in America 1979 A&M 1989 679
72 J.J. Cale Really 1972 Polygram 2013 718
73 Patti Smith Horses 1975 Arista 2005 697
74 Joy Division Closer 1980 Virgin 2013 416
75 Santana Abraxas 1970 CBS 1989 825
76 Suicide Suicide 1977 Red Star 2015 344
77 Otis Redding The Dock of the Bay 1968 STAX 2014 743
78 Iggy and the Stooges Raw Power 1973 CBS 2015 612
79 Dire Straits Dire Straits 1978 Polygram 1986 721
80 Steppenwolf Steppenwolf Live 1970 Dunhill 2015 610
81 Aretha Franklin Lady Soul 1968 Atlantic 2008 819
82 Gérard Manset Manset 1975 EMI 2015 488
83 Kris Kristofferson Me and Bobby McGee 1973 Monument 2016 567
84 Paul McCartney McCartney 1970 EMI 2005 616
85 Fleetwood Mac Rumours 1977 WEA 2008 715
86 Randy Newman Sail Away 1972 Reprise 2015 654
87 The Wailers Burnin' 1973 BMG 2014 643
88 Alan Vega Alan Vega 1980 Celluloid 2017 392
89 Christophe Le beau bizarre 1978 Polygram 2014 571
90 John Cale Paris 1919 1973 Reprise 2014 530
91 Mink DeVille Cabretta 1977 EMI 2016 679
92 Mahavishnu Orchestra Birds of fire 1973 CBS 2011 698
93 The Cure Seventeen seconds 1980 Polydor 1985 757
94 King Sunny Adé and his African Beats Juju Music 1982 Polygram 2016 646
95 Dr. Feelgood Down by the Jetty 1975 United Artists 2016 655
96 Tony Joe White Home Made Ice-Cream 1973 WEA 2016 684
97 Jefferson Airplane Bark 1971 Grunt 2014 623
98 Johnny Hallyday Flagrant Délit 1971 Philips 2006 702
99 Isaac Hayes Shaft 1971 STAX 2004 801
100 The Beatles Let it be 1970 EMI 1990 750
LE CENT-UNIEME

Manuel des civilités binaires à l'usage des jeunes générations?
Le Tour du Monde en 100 33t?
Assurance-épargne psychédélique?
Baroud d'honneur entre débâcle vietnamese et reddition sans condition à la pop anglaise - de A comme Beatles à Z comme New Wave?
Ainsi font-font-font 33 tours et puis s'en vont ?
Coup de torchon sur vingt ans d'impostures?
Les cent rocks des pékins (de base)?

... De quelque façon qu'on prenne la chose (si on la prend), avec ses défauts, qu'on connait (les commémorations, Awards, sélections, Oscars, médailles, prix, auto-congratulations, finissant par tout renvoyer au n'importe-quoi de départ à force de récompenses pléthoriques en chocolat), sous ses airs simplets et ramenards (d'ailleurs ramenés du journal Rolling Stone), la Centaine Prodigieuse des albums des vingt ans de Libération est au moins, vaille que vaille, une idée arrêtée dans un remue-ménage de valeurs: ces 100 sont une grille.

Une grille de lecture, si l'on veut, de la période qui se déroule entre le mois fatidique de 68 (qui défit, sur l'air de La Génération Perdue et On Ne Tue Pas Son Prochain, Revolution ou L'opportuniste, une certaine France gaullienne) et cette date-limite, non moins historique, d'un mai présidentiel 88 «deuxième tour» cornaqué par le Socialisme, qui en constitue l'écho symbolique accompli, dans sa gravité et son grotesque.

Une grille de fermeture aussi - et surtout: cette liste, élue dans les règles, tout comme le Président sortant, est une butée.

Point de Loi sans verrou, point de Tables du Rock sans excommunications ni damnations, le chiffre «100» scelle un code catégorique: bons ou mauvais, inaudibles ou impeccablement rescapés des modes, ceux-ci seuls et un point c'est tout.

Son en deçà, cacophonie au-delà.

Au moment d'ouvrir le ban, justement, avec ce fascicule embarrassant, on n'hésitera pas une seconde, au risque de tout gâcher - comment y résister? -, à transgresser sciemment cette règle de fer à peine édictée.

Au Diable «Les Cent», qu'on nous dise plutôt qui aurait été... le cent-unième...

Celui-là seul, tous comptes faits, mérite notre attention très pitoyable. Ce dernier des derniers des justes, exclu inconnu admirable - cormne on parle du Soldat - ; cet ange banni réservant encore un soupçon de mystère non piétiné, un souffle d'inédit, de magie, de mal primordial comme un rachat des péchés du rock; ce «plus un» imaginaire dans un chaos d'ordre établi: celui-là, exclusivement, nous concerne.

Le petit outsider, «strictement interdit» de derrière les fagots dont on corrige les exclus, ce septième numéro à clef rouge et or irrésistible de la liste des Barbe Bleue...

Le l0l, finalement, et rien d'autre.

Et tant mieux si la mort de la fiction rock est derrière la porte close, il faut savoir! Etait-ce Wreckless Eric? Ou Cat Stevens le muslim noyé dans sa tasse de Tea? Est-ce le Play Blessures sans retour de Bashung et Gainsbourg?

Un nom, un titre, allons !

Albert Ayler, la révolution free 70? Ruts The Crack? Syd Barrett à sa maman? Eric «War» Burdon?
Cow Boys International? Manset et sa Jeanne en noir? Mélanie? DAF? Durutti Column?
Violent Femmes? Eddy Mitchell Rockin'inNashville? Captain Beefheart and The Magic Zappa?
Brian Eno ou Jon Hassell des Plateaux? The Chambers Brothers? PIL? GasoIine Alley?

... Un seul disque et cent disques en un, le N° l0l : voilà l'absolu. C'est celui qu'on veut acheter.

Tant il est vrai qu'au pays d'Oz du rock, tout incendie et nuit, la perspective la plus confortablement ensoleillée n'est rien a côté d'une cachette d'ombre; et la voie carrossée du sûr très peu de chose au regard d'une once de tentation de se perdre pour rien.

C'est-à-dire pour le geste, un coup d'oeil de trop.

Pour le vertige de la tête qui tourne sur l'armure, contre toute obeissance et raison, vers Sodome et Gomorrhe les Maudites, où achève de se consumer, Horla de mythologie Vince Vincent morte, le moindre rêve Certain General français.

Gloire aux perdants de la foi qui sauve, longue vie à ce cent-unième innombrable innommé, son sang sacrifié signe le décret.
BAYON
François et Max ARMANET
Serge LOUPIEN

AU COMMENCEMENT ETAIT LE ROCK

Au commencement, il y avait la rock music, le cinéma de la Nouvelle Vague et le Nouveau Roman. Mai 68 n'est venu qu'après, comme un accouchement tardif. Au forceps.

Quand le calendrier d'une part, et les tâtonne-ments soupçonneux de l'avenir d'autre part, orchestrent la consommation boulimique des anniversaires et des commémorations, on se retrouve au mieux avec des bouquets de fleurs synthétiques. Et en général, du moins pour 68, on a les photos mais pas les images, les mots mais pas les sons, l'allure mais pas l'odeur. Le cocktail Molotov du grand désordre révolutionnaire d'alors, en France, mélangeait pourtant la Commune de Paris, les Beatles, Pierrot le fou et le Viêt-nam.

Mai 68 fut une révolution rock, tout comme la «putain de guerre» du Viêt-nam fut simultanément une guerre rock. Mais alors, seuls les GI's le savaient.

On ne les écoutait guère dans les métropoles du Vieux Monde, où se consommaient avec jouissance les exploits antiaméricains des taupes et des cyclistes viet-congs, en écoutant les Stones. On a pu reconstituer les chaînons manquants, dès lors que Coppola eut réalisé Apocalypse Now : le voyage au bout de l'enfer de la jeunesse américaine était inaudible sans les Doors, Hendrix ou Creedence Clearwater Revival.

Pourtant, pour les rockers américains de ces années-là, il n'y avait pas de schizophrénie possible : ils pataugeaient tous dans cette même merde.

Mai 68 fut en France une explosion, tandis que le Viêt-nam, avec l'offensive du Têt quelques semaines plus tôt, fut le théâtre d'une implosion de la jeunesse américaine.

Si Putain de mort de Michael Herr est le plus grand livre sur cette guerre, c'est parce qu'il est écrit comme un long poème de Jim Morrison. Le Rimbaud de la rock music déclarait en janvier 1967: «j'ai toujours été attiré par l'idée de révolte contre l'autorité. Je m'intéresse à tout ce qui touche au chaos, à la révolte, au désordre, toute activité qui semble n'avoir aucun sens.»

The End, qui fit connaître les Doors et qui sert de prologue au film de Coppola, c'est l'hymne de l'apocalypse d'une Amérique qui s'entre-tue, la divine comédie de ceux qui se sont souillés de leurs propres oeuvres et prostitués avec leurs inventions. Entre l'orgue aigrelet de Manzarek et la voix masturbatoire de Morri-son, la musique de «la chute».

Quelques mois plus tard, dans Esquire, Michael Herr écrivait : «il y avait une telle concentration, un telle densité d'energie, américaine et surtout adolescente, que si on avait pu en faire autre chose que du bruit, de la souffrance et des ravages, on aurait pu illuminer l'Indochine pendant mille ans.»

C'est la rock music qui d'emblée a raconté l'océan de napalm, les toxines de la peur mélangées à la pisse et au hasch, la vacherie des couilles perdues — l'angoisse des soldats américains — , et les mutineries des Noirs, au fond de certaines tranchées, à l'annonce de l'assassinat de Martin Luther King, toujours en 1968. Tous les GI's étaient des day trippers, du titre de cette chanson des Beatles diffusée par l'une des plus grandes stations rock de l'époque, la Radio des forces armées au Viêt-nam.

Au commencement, il y avait effectivement la rock music.

Prémonitoire, elle a véhiculé sa parole de vérité comme une prophétie planétaire. Et c'est l'industrie du microsillon qui a assuré la diffusion de la subversion sociale. C'est la rock music qui forge le rêve libérateur des années 60 et ses porte-parole, en parcourt les avenues lumineuses comme les bouges les plus ténébreux, avant même que nous en ayons totalement pris conscience.

Décalage funeste : on n'écoute jamais assez la musique.

« Nous voulons le monde et nous le voulons maintenant » (we want the world and we want it now).

Le mot d'ordre de 68, celui qui mettra l'Europe et l'Amérique à l'envers, est lancé dès 1967 par Jim Morrison dans When The Music Is Over. Les contestataires des rues sont alors incapables de faire le départ entre son influence et celle des grands pachydermes de la praxis révolutionnaire.

La même année, Lennon chante Power to The People. C'est écrit sur le vent, et il va alors tout balayer sur son passage, parce que la rock music est émancipatrice. Ses musiciens peuvent faire ce qu'ils veulent. Comme des explorateurs de l'insensé, ils ne s'épargneront rien.

En 1966, Hallyday à l'Olympia : en première partie le Jimi Hendrix Experience. C'est la découverte au goût sauvage du plus grand visionnaire de la rock music. Combien étaient-ils dans la salle à encaisser le choc du métis bouclé de vingt-deux ans, et qui, quelques mois plus tard, se retrouveront sur les barricades ?

La musique est là qui participe, comme toujours, à l'Histoire avec plusieurs longueurs d'avance. La musique est faite de corps et de cris. La rock music donne du corps aux cris et fait crier les corps.

De Gaulle en 1963, après le rassemblement de Salut les copains à la Nation, qui réunit plus de 150 000 jeunes, aurait eu ce commentaire : «Ces jeunes ont de l'énergie à revendre, qu'on leur fasse construire des autoroutes.» De Gaulle partait perdant. Cinq ans plus tard, les mêmes ou presque élevaient des barricades comme on trace une frontière. Comme on proclame une nouvelle République indépendante.

D'un côté la société uniforme et puritaine de De Gaulle, qui prétend régenter étatiquement l'ordre des désirs, et de l'autre un territoire où les valeurs sont libérées, où les bruits du corps peuvent enfin se faire entendre. Musique de la révolte de tous les ghettos culturels, le rock prépare la rupture de 68, participe à son accouchement et préfigure ses aventures futures, comme une avant-garde éclatée en une multitude de «groupes».

La rock music imposera dans le bruit et la fureur de nouvelles formes de socialité. En jouant à la fois sur le caractère planétaire de sa diffusion et la révolte privative à laquelle son harmonie défoncée invite, la rock music va faire craquer tous les modèles centralisateurs.

La culture des enfants de Mai est celle de la révolte musicale et cinématographique avant d'être politique. Encore la politique en question est-elle principalement tiers-mondiste, c'est-à-dire libératrice à l'égard des métropoles et des centres absolus qui entendent alors gendarmer le monde.

En France, mai s'est joué comme un long rock, avec ses périodes, ses fureurs dévastatrices, ses plages d'apaisement, ses solos et ses jouissances nerveuses. La contestation du printemps s'en est pris à toutes les «autorités» qui prétendaient détenir le principe organisateur du monde, qu'il s'agisse de De Gaulle ou des communistes, les deux principales victimes de Mai en France.

Mais les Doors n'attendent pas. Comme tous les visionnaires du rock dans cette période de création débridée, où chaque mois compte pour une année pleine, parfois pour dix, ils n'ont pas le temps : avec Waiting For The Sun, ils décrètent la fin du rêve hippie. Soixante-huit n'est pas encore bouclé que le groupe califor-nien accélère le rythme.

Pourtant Woodstock n'a pas encore eu lieu. Ce sera pour 69. Encore un an, et c'est le rassemblement de l'île de Wight. Le règne de la rock music arrive: le temps de ses prophètes touche à sa fin.

Le plus fulgurant de tous, Hendrix, va débrancher: «je suis arrivé à la fin du monde musical, et il est temps pour moi d'entrer dans un autre monde».

Brian Jones, Janis Joplin, Jim Morrison, Jimi Hendrix, c'est la fin des années 60, le début des années 70. Les Beatles, comme tous les grands groupes à quelques exceptions près, se dissolvent.

L'oeuvre noire du rock se boucle à la veille de la prise de conscience des bouleversements économiques mondiaux. Et le préfigure encore une fois. Lennon en 1971: The Dream Is Over. Commémorateurs de 68, autres spécialistes de la découpe du temps en décennies bien régulières, n'oubliez pas la bandeson.

Serge JULY


PREMIER
ABBEY ROAD
The Beatles.

1969. EMI C 066 0443

Mon premier se chante sur l'air de The End et fait du chagrin... «Ces souvenirs, va-t'il falloir les re-tuer? »... Oh Darling.

1968 (5? 3? 9? — n'importe): la plus belle femme du monde des origines du XXe s à nos jours, française évidemment, rôde dans les couloirs d'un hôtel londonien. Cheveux blonds planétaires de Sabine atomique (comme on disait dans ces années d'adolescence), beauté sexuelle absolument tragique de perfection rêvée, la fille de France outre-Manche — accompagnée d'une quelconque duègne, au fait —, animale, tous sens en chasse, lève une piste : celle, fatale, d'un Anglais à chevelure casquée noire, brillante, long mâle imparfait à la séduction jerk. Belle du Temps Jadis éternel suit Jeune Homme en Noir dans ses appartements — à moins qu'elle ne l'entraîne à sa suite, et avec lui quelques amis, au nombre de trois. Soit quatre contre une (et demie). La rencontre, courtoisement amorcée, petting et plops de champagne, vire vite au vif, la prise de contact aux contacts sexuels, la partie de polochons à la partouze. La Dame en question est aussi précieuse et unique que la Tour Eiffel — ce point de repère magique, cette crête hystérique du génie qui nous manque indifféremment à 10 000 km ou là devant (pourquoi ?), à deux cents mètres, idéalement redorée dans sa nuit. Elle s'appelle... devinez. Ni Grace ni Marylin, pitié. Presque B... aby Doll mais combien moins bébête... Le jeune clergyman coiffé à la petit page, quant à lui, s'appelle George. Avec ses amis, ça fait les Beatles.

Et voilà. Celle que vous savez, donc, et dont rêvèrent, bien avant nos années soixante, les prophètes et les Assyriens maudits, ce N° 5 de la pulsion lascive essentielle, détonateur à fantasmes moites et orgasmes solaires, Hélène de Troie en chair et en os, délace sa ceinture de cuir verni, replie le genou pour extraire en tortillant ses jambes à jarretelles de sa jupe-fourreau fendue légèrement vulgaire, ôte son corsage à manches nues en dévoilant ses aisselles blanches, coudes croisés au dessus de la tête comme il faut, dégrafe son... Ah, Abb...ey Road ! Chair brise-l'âme et touffe à l'air, foudroyante de langueur pulpeuse, elle embrasse Harrison, avec la langue de Satan créant la femme, elle déshabille le torse blet de John Lennon avec ses ongles de Parisienne, elle astique Paul McCartney le poupon avec la lippe du mépris, elle oblige Ringo Starr à la toucher avec ses bagouzes entre les lèvres, puis tout le monde, en choeur, à lui trépider dedans, avec l'énergie haletante de la vérité chevauchant une Elektra Glide. Quatre fois deux. Egale huit. Sans compter la suivante. Le fantasme des fantasmes des années soixante — du siècle? du millénaire? —dure une nuit. Les ineffables Beatles goûtent ce privilège insigne de pouvoir faire l'honneur à la créature de leurs rêves officiels d'avant la naissance, de leurs faveurs et ferveurs (et vice versa). Une décharge métaphysique. Il faut imaginer ça. Eperdument... On a rarement l'occasion de voir la Bible, Sterling Hayden connaissant Cléopâtre, de revivre l'aube de l'humanité — starring Eve et les Ouhlamrs. Ce lecteur-rocker de pierre, que rien n'émeut, un peu revenu de tout comme Elle, si belle, en pleurerait. D'émotion absurde empilée, de mal de mer, de trique en fer sale. Coeur qui manque, folie d'exaltation à vide, il faut en finir. The End.

Une autre anecdote nocturne, plus connue, met aux prises, avec les mêmes Quatre Fabuleux, l'ivorin Elvis Presley. A 23h30, le King éteint la TV, commence à déboutonner sa chemise de Karaté en satin saumon et...

Qui a dit « vulgaire »? Fort bien (ton pincé) revenons à nos boutons (de console, de mixage, d'Abbey Road, de départ).

1969. Brian Jones, elfe transformé en citrouille d'un coup de seringue magique, quitte les Stones (qu'il condamne aussi sec à mort), peu avant la vie
Pompidou, potiron du Cantal shooté à la cortisone, brutusise de Gaulle
Serge Gainsbourg est N° 1 anglais avec Je t'aime (Brigitte Bardot) moi non plus.
C'est comme les Beatles. Guerre totale ! Rancoeurs et procès au menu. Névrose d'enfermement et confusion mentale sont les fâcheux augures sous lesquels se place leur dernière séance.

Paul (éparpillé) et John (camé) ne croisent plus dans les mêmes eaux, Harrison (déphasé) dérive, Ringo (désolé) bat la campagne... Tout va mal. Mais l'Abbé veille au coin de la rue.

D'un bricolage haineux entre morgue (la camionnette de Police) et emmurement vivant (le verso de pochette) sortira le meilleur disque du monde... pop (et le dernier). Tous egos effacés dans l'accomplissement aérodynamique de ce qui ressemble fort à un «sens du devoir» (ou du «destin»?), ramassé sur une idée fixe : le point final.

Abbey Road ou l'eurythmie du gâchis.

On peut réduire cet album déjà serré (400m relais par 9 000m d'altitude critique en air raréfié), entre l'a cappella Because, les abeilles spatialisées de Sun King et le solo pour clou et marteau de Richard Starr, à un seul et unique morceau : Come Together.

Ovni d'un Lennon dérangé (addiction jungienne, shooteuse et Japonaise estampeuse) ouvrant l'album comme John lui-même, savant fou bossu en deuil d'un Manitoba pop ne répond plus, ouvre la marche funèbre solaire sur la célèbre couverture d'Abbey Road (qui, dans sa simplicité, signée lan Macgillan, évoquerait assez le Hergé britannique de l'Ile Noire), hymne aberrant à la concorde en pleine fusillade, Come Together peut être compté parmi les traumatismes profonds du rock, cette musique écervelée.

A l'époque de sa sortie, l'intelligence sonore éthérée du morceau le rendit tout bonnement incompréhensible — même aux oreilles, pour-tant plus qu'averties, des maniaques-obsessionnels du Sergeant Pepper's, du Magical Mystery Tour et autres Rubber Soul. Trop basique, avec sa ligne de basse à élytres et ses percussions primales, son tempo happé, la chose était si neuve qu'il fallait se faire réellement violence (une semaine de mithridatisation à Libreville) pour pouvoir commencer à l'entendre. Les choses qui coûtent sont les plus chères ; notre ultra avant-garde, toujours choquée, du moment, Prince, entre un Paul McCure ou un Macca Jackson et une new wave infusée à perpète au Fab Four, en est encore, vingt ans plus tard, dans ses plus sidérants moments de génie, Sign O' The Times sur 48 pistes analogiques, à remonter, pauvre Sisyphe, celle des cimes de Come Together... Mon premier est Beatles (voir mon second), mon tout le reste est bon dernier.

BAYON

DEUXIEME
THE BEATLES
The Beatles.

1968. EMI SMo 2051 2

Mon second pourrait être premier à plus d'un titre (deux) et entre dans le coeur du sujet :

1968. Drapeau noir (à fleurs) en France, Oeuvre au Noir blanche à Londres, pendant que Paris, en attendant (Mexico et Tokyo) casse, quatre révolutionnaires esthétiques défoncés édifient.

Entre ce joli mois de mai-là donc, très précisément, et août, nos braves Beatles, retour d'un crétinisant trip hindou de «typic » mémoire, enregistrent ce rassurant The Beatles — plus connu sous le surnom de « Double Blanc ».

Soit trois Revolution (1 : saturée pré-destroy — absente ici — , 2 : acoustique embourgeoisée, 3 : Yoko misée), tribut saturé d'une légende à la petite histoire vibratile des passions françaises pavées, plus une petite trentaine de chefs-d'oeuvre, tubes et autres classiques, par dessous la jambe.

Pourquoi se casser? Une guitare ou un piano, caisse à savon ou violon, accordéon et banjo, harmonica, mirlitons... la première voix venue (Don't Ringo Me By, While My Harrison Gently Weeps, 1 m So Lennon, Helter S'Cartney), un coin de studio, quatre pistes qui traînent (et pour la première fois au monde, ladies and gentlemen, «huit pistes» sur un titre : Happiness — « bang bang tchoo tchoo »), deux-trois accords griffonnés sur un coin de marche, une lubie, et voilà le travail. Les Beatles en trente leçons faciles ou comment devenir un quadruple génie fastoche et vendre six millions d'albums (x 2) méthode assimil.

Premier TP : comment choisir un sujet ? En ne choisissant pas. Le nez au vent, se contenter d'attraper l'air du temps, tout ce qui vous passe par la tête, à travers les oreilles, ou devant les yeux : mon chien, la voisine, une remarque de Donovan dans un ashram, grand-père, un crayon, maman, bon anniversaire, le cafard, Mia Farrow, une publicité, les dents d'Eric Clapton... le tour est joué.

Tout et n'importe quoi, tout bon, tout à point nommé : de Sirop Starr (Good Night) à St. George (Long, Long, Long), en passant par Paul tambourine-man (Mother Nature's Son) et Lennon homme-orchestre (Julia), rien à jeter. On regrette le «quadruple blanc», on guette les «chutes». Charme, suavité, frissons (Cry Baby Cry, I Will) et décharges (Helter Skelter), harmonies enchanteresses, cohésion bon enfant (Birth-day): on tient là, à l'évidence, avec cet anti-Sergewit Pepper's emballé entre copains comme pour jouer (Yer Blues, Rocky Raccoon, Piggies, Honey Pie), collection d'amateur éclectique ou enfilage de perles, avec ce non-«concept-album» à la gloutonnerie délicate, l'Arc de Triomphe illuminé (comme un enter-rement indien?) du pop song. Un jour au pays des fées.

Avec son faste de trouvailles et son économie de moyens, ses contours baroques et ruptures de ton, sa pochette «pure» Hamilton, The Beatles est un feu d'artifice de transsubsantiation rock proustienne dans un jardin anglais : entre un toutou fou devenu princesse (Marcha My Dear), une raclure transcendentale sublimée en gazoline cruel (Sexy Sadie) et un Julian Lennon fils du divorce transfiguré en Juif errant ou pauvre petite fille riche universelle (Hey Jude -rallonge single royale), petits Beatles deviendront grands. Tellement grands, et grandioses, que c'en est affreux. Quelle pitié, à y resonger. Charpie de talent, leçon massacrante d'humilité industrieuse et d'aisance stylée. Quelle gêne mortelle, pour les autres. La basse-cour, des contemporains et des suiveurs.

Quel os nain leur reste-t'il à ronger, à tous ces rescapés du déluge, après ça?

L'exubérance, fini.
Le flegme, fini.
La pléthore, fini.
La préciosité, idem, et l'humour (anglais), les grands espaces (intérieurs), la marijuana (et le fix), Trenet (et Al Jolson), le LSD, le surréalisme psychédélique, le rock'n'roll pionnier des Chuck et des Buddy, les médailles, les émeutes, Jésus (et Hitler), les stades, les groupies, la douze cordes, le Flower Power, l'intelligentsia et la détention de stupéfiants, les ventes astronomiques, peace and love, le synthétiseur, les moustaches, les colliers, les bides, Dylan et Cathy Berberian, le piano, les milliards, le scandale, les Rolls cashmere, les pommes, la cour (royale) et les porte-coton, la flute, les morts, l'exotisme de pacotille, la dépression, le big band et Big Ben, le sitar, le limbo, le shuffle, le protest, dans un fauteuil, en sous-marin, à vélo, le philharmonique, l'acoustique, l'espagnol, l'allemand et le français, ad libitum...
A quoi bon ?
Pourquoi insister?
Comment y couper, grands dieux?
Ne pas refaire, rééditer, rappeler, copier ce que les Beatles ont déjà fait ?
Tout est dit et tout (98 albums) viendra trop tard, depuis huit ans que les Beatles existent. C'est terrible.

Ils avaient réinventé le rock'n'roll du fils rebelle et la chanson de grand-papa ensemble, ils inventèrent le groupe de rock en quadriphonie, l'opéra rock, le rock miniature, les singles LP, la stratégie d'occupation des charts, les tubes télescopiques, la fin « pochette surprise », le triple pont (ou medley imposé), le trafic-studio définitif, ils établissaient le rock «musique classique du XXe s» et le concept-album... voici ce que fut la naissance, par eux, et la mort, du « double ».

Rien finalement avant ; après, encore une fausse sortie avec faux rappel (Get Back / Let It Be, janvier 69) ; avant le final en choeur (The End / Abbey Road, deuxième trimestre 69) et rideau — la terre brûlée derrière, éteignez les lumières.

En attendant Suicide.

BAYON

TROISIEME
ELECTRIC LADYLAND
The Jimi Hendrix Experience.

1968. Polydor 2612037

«J'étais dans un club à Londres, avec Otis Redding, et j'entends ce mec à la guitare. ll jouait avec les dents. A la fin du set, je lui ai proposé de venir avec moi et nous sommes devenus très potes. C'est lui qui joue sur Hey Joe. Juste avant de l'enregistrer à son tour. D'ailleurs il a modifié sa version pour ne pas faire la même chose. Je l'ai eu aussi en première partie, à l'Olympia, avec Noel Redding et Mitch Mitchell»...

Beaucoup de gens l'ignorent, mais Jimi Hendrix Experience a effectivement ouvert le Musicorama de Johnny Hallyday, le 18 octobre 1966.

Non sans difficultés, d'ailleurs, puisque, à l'image de toute bonne première partie qui se respecte, le gitan de l'acid-rock s'est fait proprement éjecter par les fanatiques puristes de l'Idole des jeunes, sur l'air des lampions: («C'eûh quoi, c't'euspèce de pédé, hé?»).

Juste retour des choses, quelques mois plus tard, les Parisiens fébriles (et inconséquents) se pressaient sur les lieux du délit, pour aller écouter le trio météorite, avant les Animals cette fois.

C'est qu'entretemps Hendrix a enregistré (mai 67) un incroyable premier album, Are You Experienced, et provoqué une émeute au festival de Monterey (filmé par D.A. Pennebaker), à la fois on stage (en embrasant — au sens propre comme au sens figuré — sa Gibson à la fin du set), et backstage (personne n'acceptant de se risquer sur scène après la prestation calorifère de l'Experience).

Hendrix, c'est un cas. Le premier cas ouvertement pathologique de la «pop music».

Mi-Africain mi-Cherokee, James Marshall va être, dix ans avant Stevie Wonder (vingt avant Prince), le premier musicien de couleur à franchir la ligne. Traîne-savate de Woodstock, touriste de l'ile de Wight, ou gauchiste de Berkeley, son public est blanc. Uniformément blanc. Même quand Hendrix, en pleine crise d'identité, virera Redding et Mitchell, ses deux compléments indispensables, pour les remplacer respectivement par Billy Cox (un vieux copain de régiment) et Buddy Miles (ex-enclumeur de l'Electric Flag de Mike Bloomfield), les «soul brothers» ne suivront guère, et le créateur de Voodoo Chile se retrouvera de nouveau affublé de sa cour de débris love and peace, sous acide macrobiotique.

Toute la (brève) carrière de Jimi Hendrix est placée sous le signe du malentendu.

D'abord chez Little Richard qui le saque dès le troisième gig avec perte et fracas, non pas (motif officiel) parce que ce guitariste lui fait de l'ombre, mais parce qu'il refuse de passer à la casserole ; ensuite chez les Isley Brothers et Curtis Knight, où il perd ouvertement son temps; enfin à Londres, où débarquant à l'improviste, avec rubans et fanfreluches, il terrorise les gratteurs locaux (Clapton, Townshend), réduits à l'ignorer totalement, jusqu'à ce que Johnny H. (qui a déjà raté les Beatles au profit de Joey Greco et ses Showmen) le déniche dans un club perdu de la banlieue nord. En outre, ce cousin psychédélique d'Albert Ayler, le théoricien mystique du jazz libertaire (lui aussi jeté de scène — Pleyel — à la même époque, lui aussi condamné sordide à brève échéance), ne rêve que d'une chose : adapter Bob Dylan, bavard rase-bitume à l'idéologie girouette, qui prépare sa révolution sur les coins de nappes des cafeterias de Greenwich Village. Car (et tout son malheur vient de là) Hendrix, Charlie Parker de l'électro-rock, possède trois mille années lumières d'avance sur la scène musicale (niaise) des années-shilum.

Un seul homme à l'époque va pressentir l'ampleur des dégâts: Ian Ernest Gilmore Green, alias Gil Evans, qui enregistre avec son propre grand orchestre un album-hommage retentissant.

Or, de même que les Beatles se voient pris au sérieux dès qu'un arrangeur classique se penche sur leurs chansonnettes, Jimi Hendrix, phénomène socio-larsen anecdotique, ne prend toute sa valeur musicale qu'avec l'intérêt affiché d'un compositeur «sérieux». Dès lors, se pliant à l'effet critique (qui n'a jamais été dupe) le grand public coolos réexamine, musicalement cette fois, l'impact planétaire du John Lee Hooker épileptique, bombardant Electric Ladyland, et sa pochette sauna, disque du siècle, officiel. Un malentendu de plus. Au même moment, Hendrix, qui s'apprête à collaborer étroitement avec Gil Evans, ne perd pas une occasion de dégueuler sur son oeuvre passée.

Overdose de dégoût? Le Gustave Moreau de la Stratocaster disparaît le 18 septembre 1970. Noyé dans son vomi électrogène.

Serge LOUPIEN

QUATRIEME
LET IT BLEED
The Rolling Stones.

1969. Polygram 291 019

Dans Beggars Banquet, les Rolling Stones avaient fait les malins (sataniques) et posé aux chantres de la révolution en marche (Street Fighting Man, quelle farce !).

Let it Bleed est l'album ou, rattrapés par leur destin, les cailloux se mettent à saigner, pour de vrai ! Brian Jones meurt pendant l'enregistrement et une série d'erreurs des techniciens du studio Olympic fit presque de Let It Bleed un disque maudit. (Mick dut refaire les vocaux du titre principal en Australie, Keith étant obligé de changer in extremis et en solo You Got The Silver).

Mais Let It Bleed tient debout envers et contre tout. C'est tout de même le fruit de la plus étroite collaboration entre Jagger et Richards (les Glimmer Twins habitaient alors la même rue, se voyaient chaque jour et composaient côte à côte, guitares à la main).

De plus, voyous lubriques, les Stones savaient où ils allaient. Let It Bleed est l'album de musiciens dans la force de l'âge rock qui reviennent à leurs racines bluesy.

Il y a Gimme Shelter, une des rares chansons qui accomplit le prodige de parler de la difficulté de trouver un abri tout en réussissant à en fabriquer un à l'auditeur en même temps.

Il y a Live With Me Rock, sec et nerveux comme un coup de fouet qui enflamme l'imagination (« La boniche elle est française, quel taudis, elle vient du Crazy et quand elle strippe, le chauffeur flippe »...)

C'est aussi le dernier album britannique des Rolling Stones avant l'exil fiscal.

Respectueux des traditions locales, ils écrivent une ode à Jack l'Eventreur (The Midnight Rambler) et emballent l'affaire sur un tempo boogie endiablé, mélangeant la chorale Jean-Sébastien Bach et l'orgue de Stevie Winwood dans You Can't Always Get What You Want, titre où apparaissent le fantôme de William Burroughs (blister Jimmy) et diverses stars du swingin' London des années 1960. Mick et Keith nous préviennent charitablement : «Tout ça c'est terminé, on ferme !».

En fait pour eux, et grâce à Let It Bleed, tout va recommencer. Aujourd'hui en-core, cet album se pose un peu là. Inattaquable, 'Mouché, dangereux.

Comme une invite à tous les groupes débutants ou chevronnés. Qui osera reprendre le flambeau? Qui reposera la question rock fondamentale: «Qu'est-ce qu'on en a à foutre?»

Philippe MANOEUVRE

CINQUIEME
IMAGINE
John Lennon.

1971. EMI C 070 04914

Personne d'autre n'eut le courage de déclarer: « Le rêve est fini ! »

Belle remise en question ou simple lucidité? Au moins le réveil ne signifiait pas la fin du plaisir. Ni celle des illusions.

Imagine s'imposait comme la suite du premier album du Plastic Ono Band.

Mais, tandis que celui-ci était encore tout imprégné des théories du bon docteur Janov sur les vertus du cri primal, le nouveau disque, sorti la même année, revenait à des considérations plus présentes : la difficulté des rapports amoureux, les déceptions et les aigreurs nourries par le désonnais frère ennemi, l'ami de toujours devenu d'un seul coup l'étranger, le versant noir de l'alter ego...

Plus que lors des derniers enregistrements, les Beatles sont ici présents. Ou, du moins, leur ombre. L'après-Fab Four, qui imprègne toute la pop'music, n'épargne pas son principal responsable. Trop de vieux comptes à régler, trop de misères à évacuer, trop de fatigues, de blessures à soigner, à guérir.

La thérapie continue. Mais, cette fois, elle nous concerne aussi. John en est-il plus heureux ? L'Amérique, New York l'ont accueilli. Provisoirement. A condition qu'il veuille bien montrer patte blanche. Et faire oublier ces vieilles histoires de drogue, de rébellion, d'outrage aux moeurs. Pas facile de lutter contre la société quand elle vous garde à vue.

Pourtant, John et Yoko agitent leurs drapeaux, montent au créneau quand il le faut, soutiennent la cause des humbles, des pacifistes et de tous ceux qui connaissent les mêmes ennuis qu'eux. Ils pourraient très bien s'en passer. Faire comme l'autre, Paul, dormir sur un matelas de milliards ou se faire plaisir à coups d'albums solo insipides.

Mais pour eux-mêmes, pour tous ceux qui voudraient encore «imaginer», ils ne s'accordent tout simplement pas le droit d'exister autrement. Au risque de glisser dans la caricature, de se faire récupérer par des idéologues pas très nets, de devenir les pantins dérisoires d'une culture pop moribonde. Au risque de se perdre. Pour mieux rester fidèles.

Philippe PARINGAUX

SIXIEME
BEGGARS BANQUET
The Rolling Stones.

1968. Polygram 291 001

1967 est l'année noire des Stones.

Their Satanic Majesties Request, le petit dernier, psychédélique et boursouflé, est un bide. We Love You, le simple qui sort pendant l'été, fait les charts huit semaines et va au panier: même motif, même punition. De condamnation en condamnation, la brigade des stups leur colle à la peau, et pour finir l'année dans la même ambiance, leur manager Andrew Oldham, créateur de l'image Stones, décide d'arrêter les frais.

A l'intérieur du groupe aussi, ça dérape : Bill Wyman et Charlie Watts sont mariés. Brian Jones, entre défonce et névrose, se perd dans ce qu'on peut appeler au mieux l'incohérence.

Pourtant, le monde entier va résonner en 1968, l'été chaud, des accents de Jumpin Jack Flash, leur meilleur simple depuis Satisfaction. Le groupe tourne désormais à 100 % autour de Jagger et Richard. Beggars Banquet, qui sortira en novembre 1968, est d'abord l'album de Keith Richards.

Le producteur, Jimmy Miller, raconte que Brian Jones venait si peu au studio que tout reposait sur la guitare de Keith et le feeling blues/R'n'B qui avait fait la force des Stones au début des années 1960. «Il (Brian Jones) avait commencé par rater les quatre premières séances. Quand il est enfin arrivé, on était déjà bien partis dans un truc assez blues, et il s'amène une cithare à la main... Rien à voir avec ce qu'on était en train de faire. Impossible de lui faire changer d'avis. J'ai fini par l'isoler dans une cabine et l'enregistrer sur une piste dont on ne se servirait jamais ».
Ça n'a pas empêché Brian Jones de jouer les sublimes parties de slide de No Expectations ou de Parachute Wornan...

Avec des titres aussi forts que Sympathy for the Devil ou Street Fighting Man. Beggars Banquet est l'album du renouveau des Stones qui préfigure la flambée rock'n'rollienne de Let It Bleed, Gel Yer Ya Ya's Out et Sticky Fingers.

Patrice BLANC-FRANCARD

SEPTIEME
SONGS IN THE KEY OF LIFE
Stevie Wonder.

1976. BMG ZL 72131

J'ai rencontré Stevie Wonder il y a quelques mois à Londres, au West Side Studio, où il mettait la touche finale à son nouvel album Characters. Revoir « Little Stevie », l'ex-enfant prodige de Tamla Motown, trente ans après son passage... à l'Olympia, ça ne vous rajeunit pas. Ce jour-là, Stevie Wonder était triste d'être contraint d'annuler ses concerts en France en raison d'une tendinite à l'index gauche, nécessitant une opération chirurgicale et plusieurs semaines d'inactivité.

J'ai choisi de vous dire quelques mots de Songs In The Key Of Life, j'aurais pu choisir Innervisions. Stevie Wonder, merveilleux arrangeur, fait varier les nuances et les sources d'inspiration.

Hommage à Duke Ellington avec Sir Duke. Un blues presque classique, Have A Talk with God, Carnaval brésilien au rythme rock dans Another Star. Et enfin une bossa nova, Sumner Soft, sans oublier quelques réminiscences de musiques latines.

Bref, une heure trente de musique d'inspirations très différentes, avec ce timbre de voix bouleversant.

Dernière précision : la conception et la réalisation de cet album ont nécessité pas moins deux années de travail au génial Stevie.

Michel DRUCKER

HUITIEME
L.A. WOMAN
The Doors.

1971. Elektra EKS 75011

Bien sûr, j'avais remarqué Light My Fire en 1967 et Hello I Love You en 1968. Mais c'est son côté voyou au grand coeur qui me fit aimer Jim Morrison en 1970, avec Rider In The Storm. Aimer, ça voulait dire réécouter sans arrêt le même disque et embarquer dans une drôle d'affaire.

Je ne savais pas à l'époque que Jim Morrison s'était vu interdire le clip de Unknown Soldier en 1968 parce qu'il s'était déguisé en soldat et qu'il avait eu le drôle de goût de faire semblant de se faire descendre au Viêt-nam.

Un drôle d'arrière-goût plutôt, quand, le 3 juillet 1974, la radio annonça dans un flash spécial que cette fois-ci Morrison n'avait pas fait semblant !... et à Paris par-dessus le marché!

J'ai remis Rider In The Storm sur la platine et j'ai eu l'impression d'être embarquée dans une drôle d'affaire...
et j'ai aimé ça.

Marie-France BRIERE

NEUVIEME
WHAT'S GOING ON
Marvin Gaye.

1971. BMG ZL 72o 25

Avouez qu'elle parle, cette pochette ... portrait intelligent et sensuel; affectation et précision à la fois; et puis cette impression de hauteur, pas loin de l'arrogance.

J'ai une autre image en tête : ce reportage qu'en 1982 une équipe belge tourna pour « les Enfants du rock ».

On y voyait le personnage en col roulé, veste de marin, bonnet de laine, filmé sur fond de brume, celle d'Ostende : il rejoignait un bar à matelots où, sous l'oeil amical de Flamands parlant un mot et demi d'anglais, il expliquait que, poursuivant sa lutte pour le contrôle artistique de sa musique, il avait préféré partir loin de Detroit : «Un jour, disait-il, je reviendrai... »

En fait, son bras de fer avec les maisons de disques pour être le seul maître à bord de ses albums ne datait pas d'hier. Dès 1971, justement avec What's goin'on, le problème s'était posé chez Tamla. Après une brochette de tubes usinés dans les ateliers Gordy Jr., Marvin Gaye avait craqué une première fois. Belle série noire : divorce, drogue et Tammi Terrell (sa duettiste préférée) tombant sur scène victime d'une tumeur au cerveau.

En sortant du tunnel, il donnait naissance à l'un des plus géniaux albums de la musique noire. Jamais album portant des textes aussi « sociaux » ne fut si élégant.

Marvin chante la drogue (Flyin' high ), l'environnement (Mercy Mercy Me), l'avenir (Save the Children), le Vietnam ( What's Happening Brother), et chaque plage a été créée comme un tableau pointilliste, touches de soul, de gospel, pincée de jazz et partout la griffe du maître ès groove. Le sommet, c'est la misère des ghettos : Inner City Blues.

A la sortie, Tamla fait la tête. Puis What's Goin'on s'installe comme une des ventes historiques de la maison.

Evidemment, l'histoire de ce trop beau dérangeur ne s'arrête pas là. Nouveaux conflits, blocages. Ostende.
Comme prévu, Marvin retrouve les Etats-Unis et le 1er avril 84, son père, prêcheur rigoureux de Washington DC, le tue.

Pierre LESCURE

DIXIEME
TOMMY
The Who.

1969. Polygram 261 26496

Certainement l'une des grandes pièces maîtresses de la rock musique. Concept d'album fabuleux.

C'est la grande réalisation de Peter Townshend, le rêve et le projet, l'opéra rock qui doit influencer tous les autres, l'oeuvre de sa vie, que rien ne semblait annoncer et surtout pas son apparition au festival de Woodstock en 1969.

Le succès n'a pas été immédiat. Les gens n'y ont vu que du feu, les critiques comme le public. Les Who avaient déjà une image de groupe provocateur, rebelle, attirant particulièrement les jeunes Anglais déshérités et l'achèvement que représente Tommy, grâce à quoi les Who pénètrent un autre univers, plus mystique et plus envoûtant, a un peu désorienté au début pour, ensuite, fasciner et récolter le triomphe.

Comme toujours avec les Who, la base des accords est simple mais la construction de la théorie est forte, intelligente. Le spectacle à Londres, puis le film de Ken Russel en 1975 ont, évidemment, popularisé et commercialisé le concept, mais il faut se souvenir qu'à la date de sa sortie, cet album a fait l'effet d'une petite bombe auprès de ceux qui « savaient », pour ensuite atteindre tous les autres.

Philippe LABRO

ONZIEME
THRILLER
Michal Jackson.

1982. CBS EPC 85 93o

Avant même de devenir «chair à média », le plus célèbre des frères Jackson est une machine à tubes et une bête à bouger. Thriller plus qu'un des albums de l'après-Sergeant Pepper, est l'un des albums du siècle.

En neuf titres, il a changé la face du globe : aucun pays, aucune religion n'a résisté à la « jacksonite », au déhanchement de Beat It, et la basse de Billie Jean, enfin et surtout, au clip de Thriller réalisé par John Landis. Album du siècle parce qu'aussi Michael le « starisé » fait basculer définitivement le disque dans la vidéo.

Pour chaque artiste, une nouvelle ère commence. On ne peut plus penser tube sans imaginer une seconde son support : « le clip » dont MTV va abreuver ses téléspectateurs. Cette télé musicale qui a tout bouleversé aux Etats-Unis et qui, en quelques mois, fabrique ses propres stars dont Michael Jackson est le plus évident exemple.

Thriller en lui-même est l'album parfait. Calibré pour fonctionner à 200 % d'un bout à l'autre de ses deux faces, il est aussi le disque de Quincy Jones, le producteur aux idées d'or et doigts du même métal. Quincy n'a rien laissé au hasard et essayé toutes les combinaisons possibles avant le Thriller définitif.

Cet album est encore le creuset des plus grosses pointures de musicos de studios. Toto y a participé, Van Halen est venu faire ses quelques riffs saignants sur Beat It, Polo McCartney l'Ivory de Stevie Wonder récidive avec Michael. Après Say, Say, Say, il duette de nouveau sur The Girl Is Mine...

Qui pourra dire un jour exactement à combien de copies s'est vendu Thriller ? Le Guiness des records annonce plus de quarante millions, il ne faut pas oublier non plus que sept des neuf titres du 33 T, sortis en simple, se sont systématiquement retrouvés N° 1 des Tops du monde. Le consommateur aura au moins compris que l'achat d'un album revient toujours moins cher que l'acquisition de sept singles.

Michael peut retourner à son Boa, à ses peluches, phobies, recherches pour devenir l'être idéal et mettre près de cinq ans à pondre Bad. Qu'il se rassure : un coup de bistouri de plus et il ressemblera enfin à son idole : E.T.

Marc TOESCA

DOUZIEME
ZIGGY STARDUST
David Bowie.

1972. RCA LSP 4702

Quelques mois avant la sortie de l'album, Bowie scandalise la presse en annonçant qu'il est « homosexuel et qu'il l'a toujours été ». Il sait cette fois que le succès n'est plus très loin.

Pourtant, notre caméléon de la pop n'en est plus à son coup d'essai depuis ses débuts en 1964, mais ses différentes tentatives, souvent mal récompensées pour ne pas dire ignorées, permettront à ce garçon fragile, plutôt timide, séduit quelques années plus tôt par la pensée bouddhiste et pour l'heure musicalement empêtré dans un rock-folk hippisant d'arrière-garde, de secouer la planète avec un des concepts les plus provoquants de l'histoire du rock, autour duquel se cristallisera sa propre légende.

Ziggy Stardust, personnage essentiel de la mythologie de l'oeuvre de Bowie, l'androïde au cheveux orange et à la pâleur inquiétante, la scandaleuse rock star androgyne et sa saga de science-fiction dont Bowie sera bien vite le prisonnier.

Synthèse d'idées et d'expériences diverses. De rencontres aussi, ayant fortement influencé Bowie, celle du mime Lindsay Kemp qui l'initie quelques années plus tôt à l'« esthétique homosexuelle » et lui permet d'acquérir cette présence scénique remarquable, sa femme Angie qui le poussera à extérioriser ses penchants homosexuels (voir la pochette de The Man Who Sold the World avec un Bowie déguisé en Lauren Bacall de bois de Boulogne).

D'autres rencontres qui ne seront sûrement pas sans conséquence dans l'élaboration du concept Ziggy : Iggy Pop, Lou Reed, le Velvet et Andy Warhol, et Marc Bolan que Bowie vampirise. Première star du glitter, l'ami de David touche enfin au succès en électrisant sa musique. Bowie le suit en permettant à la connexion Visconti-Mick Ronson, futur « guitar-héro » de fonctionner pour la première fois à plein rendement. Sans oublier le travail de Ken Scott, le producteur de ce qu'on peut considérer comme le premier album rock de David Bowie.

Bernard LENOIR

TREIZIEME
STICKY FINGERS
The Rolling Stones.

1971. CBS 450 195 1

La braguette bien fermeturée-Eclair, en coton noir, taille modeste ou juvénile, qui constitue la pochette de Sticky Fingers, précise dès l'ouverture, si j'ose dire, les intentions vénéneuses d'ombres suggestives du groupe.

Chansons violentes, préfiguratrices des thèmes punky, rythm'n choc, rythm'n sens, téléscopent tout en coups de poing, en coups de coeur, coups de gueule, certaines insolences désinvoltes. Les Stones, à la langue bien pendue, bien ciblée, bien siglée, invitent à l'enfer en évoquant, putain (bitch), sucre de canne (brown sugar), drogue (sœur morphine).

Les Stones viennent à point, comme des anti-héros bousculeurs d'idoles, et s'affirment révolutionnaires tout en refusant de rejoindre Abbie Hoffman (grand prêtre du mouvement yuppie US). Princes de l'empire rock, les Stones imposent une pop'music basée sur le thème de la violence, de l'érotisme brutal, de la laideur grimaçante, de l'autodestruction.

Ils prônent les paradis artificiels et dissuadent leurs boutonneuses admiratrices des amours platoniques en jouant sur le hard. Ils ne cessent de mettre la main au culte de la bourgeoisie. Bien avant, la lettre des Clash, dans une première ère mondiale du rock, ils donnent le la et la clé de sol à toute une génération de futurs bourgeois.

José ARTUR

QUATORZIEME
LONDON CALLING
The Clash.

1979. CBS 88478

Deux stickers : Rock of the 80's et Le nouveau Clash! Deux disques, prix spécial. Tout est dit.

On annonce une musique qui perdurera au-delà des éjaculations punk : de tous les groupes au son déchirant et à l'attitude destructrice, seuls les Clash tiennent la route dix ans plus tard. La notion de prix est également symbolique et temoigne déjà des priorités politiques de ceux qui enregistreront plus tard le triplement méconnu Sandinista.

Strummer, Jones, Simonon, Headon crachent ici leur manifeste rock. Car il s'agit de l'énergie rock'n roll (Vince Taylor honoré dans une reprise destroy de son unique composition Brand New Cadillac), avec stridences de toute fin d'empire britannique, et ska-blue beat-reggae des exclus de la nouvelle société.

Tous les titres sont des hymnes anti-conservateurs, et The Guns of Brixton ou Revolution Rock des clones du fameux Street Fighting Man des Stones. On rêve d'un cover de Spanish Bombs par Rita Mitsouko.

Ce troisième album des Clash, sorti après une tournée américaine, leur apportera gloire et fortune ; il devait s'appeler The New Testa-nient. Plus accessibles que les Pistols, plus signifiants que Damned, ce qui ne les empêchait pas d'être dansants - n'est-ce pas Pacadis ?

François JOUFFA

QUINZIEME
NEVER MIND THE BOLLOCKS
The Sex Pistols.

1977. Virgin 70057

Combien de fois, au micro du « Pop Club », ai-je entendu certains de mes ministres de la Culture rock du moment, anti-Malcolm MacLaren (MacLaren étant le manager inventeur des Sex Pistols), « distroyer » le coup monté des Sex Pistols. L'intitulé de l'album The Great Rock'n' Roll Swindle, d'une grande imprudence masochiste et prémonitoire, fut repris comme un leitmotiv par les ennemis de la première heure de la formation « pied de nez au rock établi ». Pour mes enfants du « Pop Club », les Sex Pistols, dans les années 75, incarnaient radicalement le contraire du courant. « Rock psychédélique» ou free jazz de l'instant.

Franchement révolté, ce groupe donnait un grand coup de pied dans les habitudes hippisantes post-soixante-huitardes en évoquant, sans prendre de gants, drogue, sexe et tout le tremblement. Il faut dire que les autres essais des Sex Pistols ne furent plus jamais de la veine du premier album : rose comme une muqueuse, jaune comme l'or que leur apporta leur premier jet, et noir comme leur avenir.

Never Mind The Bollocks est le seul album des Pistols qui ait obligation et droit de cité au sein de l'histoire extraordinaire du rock. On y trouve la meilleure inspiration sex-pistolienne, les morceaux punk les plus cassants, les plus fameux et anarchisants titres : Anarchy in The UK, No Feeling, sans oublier un God Save The Queen revu et corrigé à la Gainsbourg. Les Sex Pistols et Never Mind The Bollocks marquent la fin de l'ère fleur bleue, l'éclatement des « love and peace », la contre-révolution des pavés de 1968.

L'overdose de Sid Vicious dans un hôtel de New York laissait la place au néant de ce groupe qui se trucidait sur scène tous les soirs. Sid Vicious, pour certains, est le seul vrai punk. Pour d'autres, un con sciant la branche sur laquelle Malcolm l'avait assis.

José ARTUR

SEIZIEME
EXILE ON MAIN STREET
The Rolling Stones.

1972. Rolling Stones Records COC 2-2900

Fin 1971, début 1972: grosse affaire ! Les Stones enregistrent dans le midi de la France.

En fait, il faut se reporter seize ans en arrière, à l'époque où l'Angleterre a fait fuir ses cerveaux — rock — à coups d'impôt exorbitants. Keith a posé son sac dans le Sud français, entre mer et montagne, et les autres ont rejoint, pendant que Jimmy Miller, organisait le bivouac de production.

De seize pistes en seize pistes, on va enregistrer de la cave à la cuisine. Racontée à plat, l'histoire d'Exile on Main Street, peut passer pour un hasard heureux. Au contraire : le chemin aventureux et sulfureux des Stones les a conduits là, vers un vrai rendez-vous artistique. Dix-huit titres : blues, rock, rhythm and blues, country, gospel...

Dans cette cave méditerranéenne, il y a la musique américaine et le blues anglais, l'Amérique qu'ils aimaient et celle qu'ils détestaient, le son sale le plus génial et le plus vrai — puisqu'il n'a pas été voulu et que six mixages n'ont pu « améliorer ». Ce cocktail Draguignan, Londres, Monterey, Chicago, Saint Louis (Missouri), à force d'avoir l'air mal mélangé, en dépit des efforts de Miller au mixer, a donné de l'unique, le truc qui ne s'invente pas.

Et si tout ça ne vous suffit pas, dites-vous, que si c'est le meilleur album des Stones, c'est parce qu'il y en a deux.

Pierre LESCURE

DIX-SEPTIEME
ASTRAL WEEKS
Van Morrison.

1969. Warner 1768

Juste avant Astral Weeks, Van Morrison avait conquis sa place au soleil rock avec son groupe Them et des hits comme Gloria et Here Cornes the Night, ou en solo avec Brown Eyed Girl.

Très vite pourtant, prenant la tangente, refusant l'ivresse des charts, il enregistre Astral Weeks, où apparaissent les signes de la recherche qu'il n'abandonnera plus : une unique approche musicale où les esprits des vieux bluesmen et ceux des héros celtes se côtoient en mouve-ments hypnotiques ; des thèmes introspectifs et autobiographiques qui, bientôt, se tourneront vers la quête spirituelle.

Enregistré en deux jours sous son contrôle artistique total, avec un groupe d'excellents musiciens de jazz, Astral Weeks ne ressemble à rien de ce qui se fait à l'époque. Il devient instantanément un album de référence pour la critique, mais il ne fera jamais la joie des détaillants.

En vingt ans, il se vendra aux Etats-Unis à 243745 exemplaires. En fait, cinq des huit titres de l'album font plus de six minutes, et tous expriment la nostalgie d'un monde intérieur apaisé et la douleur de sa conquête. Pas vraiment les recettes d'un succès commercial que Van Morrison atteindra pourtant deux ans plus tard avec l'un des albums rock les plus romantiques, Moondance.

Mais Astral Weeks, comme plusieurs autres albums de Van Morrison, est suspendu au-dessus du temps et des modes. Encore maintenant, dans ses concerts, l'irascible et prétentiard bibendum de Belfast doit reprendre Cyprus Avenue, Ballerina ou Madame George afin que la joie de ses fidèles soit complète.

Mais, c'est la place de Van Morrison dans l'histoire du rock qui fait rêver. Une place conquise de manière obsessionnelle, sans concession, sans reniement, une place de fou, de monstre, de mystique égaré, de reclus caractériel, de showman hargneux, une place qui se moque du rock comme de son premier harmonica, comme de ce qui se dit, se pense ou s'achète. Une place, par conséquent, essentiellement rock.

Lionel ROTCAGE

DIX-HUITIEME
GRACELAND
Paul Simon.

1986. WEA 925 447-1

L'album « sud-africain » de Paul Simon, c'est la grosse double surprise de 1986. Surprise d'entendre cette frêle voix nasale, jusqu'ici maintenue au régime rock doux et zeste country, se frotter aux tempos syncopés de Soweto. Et surprise de voir ce disque obtenir un triomphe planétaire !

La démarche était sans précédent dans le monde bestialement isolationniste du rock américain : Paul Simon, accroché par les disques de Soweto, part sur place enregistrer avec cinq groupes sélectionnés (Ladysmith Black Mambazo, Boyoyo Boys Band, Stimela, Tao Ea Matsekha, General MD Shirinda and the Gaza Sisters). Les moyens techniques font la différence avec les enregistrements habituels de Soweto mais on n'a pas essayé d'occidentaliser les styles locaux.

Et Paul Simon, Dieu merci, ne tente pas non plus de chanter comme un Zoulou. Mélodies suaves, ironie mélancolique, c'est du pur Simon et, contre toute attente, ça épouse joliment les sautillements sud-africains (Il faut dire que l'« Umbaganga » des Zoulous africains est déjà une musique plus mélodique et même plus nostalgique que la plupart des autres genres en Afrique).

Voilà donc une des rares synthèses réussies, dans le respect de chaque identité - et des droits des musiciens, crédités sur la pochette et payés rubis sur l'ongle, ce qui n'est pas fréquent dans ce genre d'entreprise ; pour être complet, signalons que la synthèse est presque « pan-africaine » — , des musiciens nigérians ou sénégalais (Youssou N'Dour) participent aux re-recordings. Et mentionnons les deux derniers titres, qui tirent un parallèle amusant avec certaines musiques américaines métissées, le sydeco de Louisiane ou le rock chicano de Los Lobos.

Le succès mondial du disque aura aussi pour conséquence la lin d'une situation absurde : jusque-là, les musiciens noirs sud-africains étaient inclus dans le « boycott culturel » anti-apartheid des pays occidentaux, Depuis Graceland, on peut enfin découvrir les sons de Soweto et ça ne fait que commencer.

BIZOT-LENTIN

DIX-NEUVIEME
BLOOD ON THE TRACKS
Bob Dylan.

1974. CBS 69097

L'album du retour. De tous les retours. Chez CBS, d'abord, après une escapade de trois albums sanctionnée par un mégatour des USA en compagnie du bon vieux Band. Retour de la la voix, comme au temps de Blonde on Blonde. Retour de la guitare acoustique. Avec ce dialogue d'amoureux entre la tendresse féminine des cordes pincées et la distance un peu mec des paroles. Du Buckets of Rain roucoulant à l'ironique Lily, Rosemary and the Jack of Hearts.

Les dylanophiles, dylanologues, dylanomaniaques retrouvent là leur homme, perdu dans un accident de moto huit ans auparavant. La convalescence n'a pas été facile : semée d'errances mystiques, d'élans autodestructeurs ou de rodomontades de star.

Et soudain, au creux d'une année vide, cette sortie, pochette de disque cartonnée violine, portrait de profil, évoquant... Blonde on Blonde. L'intro, sonnant comme un réveil, et cette voix retrouvée : « Dylan rules », Ok. Libre, enfin : de tourner la page loin des stades et des auditoriums, Le sang sur les rails après le passage du convoi. Déjà le tonnerre roule avec le prochain concert, la porte ne se fermera plus sur une obscure retraite : Dylan vient de s'offrir, comme il sied aux Bouddhas, le plaisir de renaitre autant de fois que bon lui semblera.

Philippe PARINGAUX

VINGTIEME
PURPLE RAIN
Prince and the Revolution.

984. WEA A 25110-1

Le jules de ma fille était un fondu de Prince, j'ai fini moi aussi par craquer pour ne pas passer pour un « demeuré » !

C'est vrai que Prince est un musicien exceptionnel, qui bouge magnifiquement, à faire pâlir — si j'ose dire — la pile électrique Jackson.

Je n'ai pas vu le film Purple Rain et je prie mon gendre de m'excuser une fois encore (j'avais oublié ce soir-là de changer le numéro de mon décodeur qui me relie quasi quotidiennement à Canal Plus). Cela dit, je sais tout sur le tournage qui eut lieu au studio de la Victorine, à Nice... Le kid de Mineapolis fit mieux que ses confrères d'hier et d'aujourd'hui : Jackson, Springsteen, Bowie ; mieux aussi que les Beatles, puisqu'il se mit en scène lui-même. Ce qui ne fut pas du goût de Mary Lambert, l'auteur des clips de Madonna, qui quitta le tournage le seizième jour, suivie de près par Terence Stamp.

Pour faire court, j'ai entendu cent fois When Dores Cry, Darling Nikki et Babe I'Am A Star, Purple Rain... Le fiancé de ma fille a raison. Prince bat tous les Jackson à plates coutures sans avoir à décongeler le fantôme de Mick Jagger. Son album est à la fois rock, funk, afro. Une musique de fusion.

Bref, Prince est génial. Après ce coulis de superlatifs, j'espère que sa maison de disques me l'amènera bientôt sur le plateau de « Champs-Elysées ».

Michel DRUCKER

VINGT-ET-UNIEME
TRANSFORMER
Lou Reed.

1972. BMG XL 83

A part quelques allumés, l'Amérique a trouvé que Louis « Butch » Fair-bank, dit Lou Reed, était un prétentieux pleurnichard et incapable, ceci dés le Velvet Underground. Pour l'Europe, il était parfait.

Symbole idéal, « Roi de la décadence» comme il a été surnommé sans rire, la face noire délicieusement inquiétante du rock. Drogué, pédé, fantasque à la place de tant de petits bourgeois, on a envie de le canoniser.

Transformer, enregistré à Londres en 1972, a subi la forte influence de David Bowie, co-producteur de l'album avec Mick Ronson, son guitariste de l'époque. Donc, ça cause cul, mais pas seulement. En fait, c'est plein d'humour. C'est même franchement rigolo, comme la délicieuse vignette qu'est New York Telephone Conversation ou Goodnight Ladies. Quant à Vicions, c'est non seulement un bon vieux rock décavé, mais absolument hilarant. Si je rajoute quelques mots sur la tendresse dont notre héros se montre un si parfait vecteur, avec cette voix chevrotante qui fait une bonne partie de son charme, nous voilà bien loin de l'image « dure ».

Cela dit, le plat de résistance c'est bien sûr Walk on The Wild Side. Le dos de la pochette montrait d'un côté une vamp de music-hall, de l'autre un macho à la virilité particulièrement arrogante. On a vite compris que le monsieur et la dame, c'était le même, et la rumeur courut que le chanteur avait posé pour ces images scandaleuses...

Walk, qui fut le seul tube mondial de Lou Reed, y compris aux USA, est une chanson épatante. Une succession de mini-portraits de traves new-yorkai insolents, une mélodie formidable et des arrangements d'une rare originalité — que demande le peuple? Le son qui fit la gloire du studio Trident, avec une très jolie partie de basse doublée électrique et acoustique de Herbie Flowers et le chorus final au saxe baryton de Ronnie Ross, complète l'image de ce petit chef-d'oeuvre qui n'a pas pris une ride.

Pierre LATTES

VINGT-DEUXIEME
1999
Prince.

1982. WEA 923720-I1

1999, premier morceau, annonce la couleur et le début des délires psychédéliques, avec une voix « Big Brother » enrobée des effets les plus divers : « Don't worry I want you. »

Rien n'est plus facile à fabriquer qu'un hit funky, les charts US sont là pour le démontrer. En ce début des années 80, le funk s'enfonce dans une léthargie dont il ne sortira que le jour où le petit gars de Minneapolis le secouera avec violence. Rythmes, sons, Prince travaille chaque détail et se transforme en véritable orfèvre. Delirious, Let's Pretend We're Married sont des joyaux du genre.

La plupart des chansons de 1999 sont d'une durée inhabituelle : 9'24 pour Automatic ; 8'25 pour Lady Cab Driver, et, contrairement à ce que l'on pourrait penser, cet album n'est l'objet d'aucun remplissage. Little Red Corvette est une mélodie à faire fondre les pouvoirs sensuels. International Lover, Free, en cette période encline à la froideur trop souvent métronomique de la new wave, Prince ne semble avoir qu'une idée en tête : le plaisir charnel.

Est-il un simulateur, s'engouffre-t-il dans un créneau encore mal exploité ? On dira de ses albums aux States qu'ils sont les plus généreux pour le sexe.

1999 aura dans l'univers musical de 1983 les mêmes effets que provoquent les flammes de l'enfer sur un iceberg. Et l'histoire ne fait que commencer.

Marc TOESCA

VINGT-TROISIEME
SIGN 0' THE TIME
Prince.

1987. Paisley Park Records 925 577-I

Sign 0' the Times est le Sergeant Pepper de Prince. L'un des meilleurs albums de 1987. Rien entendu d'aussi fort depuis... Comme si Innervision avait passé la nuit avec l'Album Blanc.

Comme dans sa vie privée, cet homme entretient dans sa musique la qualité la plus rare. Il rend au rock la relation passionnelle qui lui manquait le plus ces temps : le mystere...

Aujourd'hui, à l'heure où le rock-business a parfaitement intégré toutes les stratégies du marketing moderne, où un critique bien informé doit disséquer sans risque d'erreur la plus sophistiquée des productions du moment, je dois avouer mon impuissance à répondre avec précision à la question principale : Pourquoi ? Pourquoi est-ce si bien? La touche psychédélique de The Cross? Le synthé à l'envers de If I Was Your Girlfriend? L'irrésistible funky-butt de U Got the Look ou l'infernale et perverse montée en régime des percussions du morceau qui donne son titre à l'album ?

Quant à réduire Prince à un aspect purement sexe, c'est aussi un leurre. Il le sait, en joue, s'en joue. Pourtant le non-dit est son domaine, même si les paroles ont pu dans le passé déclencher l'interdit des radios U.S. Head, Sister, Sister, Darling Nikki. C'est l'inflexion qui compte et le sens qu'elle va faire naître. Entre l'innocence et la perversité, la voix se fond dans son labyrinthe de miroirs : «Et si j'étais ta meilleure amie, est-ce que tu me dirais tout ce que tu m'as caché quand nous étions ensemble » ?

L'univers de Prince est celui du fantasme, sa musique un miracle. Celui qui cite Dieu en exergue de ses albums est un maître de l'allusion érotique et la moindre de celles-ci n'est-il pas que le personnage qu'il incarne ne soit autre que lui-même...

Patrice BLANC-FRANCARD

VINGT-QUATRIEME
HOTEL CALIFORNIA
Eagles.

1976. Elektra/Asylum 53051 A

Il en va des albums comme de certains films ou romans qui capturent et résument une époque, un moment d'histoire, un style de vie. En 1976, Rumours, de Fleetwood Mac, dépeint la vie amoureuse de la génération de la liberté sexuelle et du... divorce : séparations, larmes, distance, liens qui se brisent et chaînes qui résonnent dans le noir...

Avec Hotel California, les Eagles, dont c'est le cinquième album, vont beaucoup plus loin. Sans jamais en énoncer le concept, ce disque, qui est aussi pour eux celui du changement (le guitariste original, Bernie Leadon, a été remplacé par Don Felder ET Joe Walsh), marque le bout de la route pour les « enfants de l'été », qui avaient cru voir dans le ciel de Californie briller l'étoile du bonheur : ceux qui ne sont pas morts ou n'errent pas à jamais dans le désert de leur interstate intérieur, ont gagné la révolution et, à leur tour, imposent une morale hâtive et la loi du nombre. Dans les squatts de Londres, les clubs du Lower East Side et sur Sunset, la révolte sourd.

Don Henley, jusque-là noyé dans l'image du collectif « desperado » des Aigles, frappe trois fois : Hotel California, ou Vol au-dessus d'un nid de coucou à Bel-Air, Life in the Fast Lane et The Last Resort.
La première, avec son intro de guitare aussi classique désormais que celle de Stairway to Heaven et son final étourdissant à la Abbey Road, dénonce l'incarcération mentale du mirage jet-set de l'ultime frontière ;
la seconde, bluesy à la CSNY ; les abus et les dangers de la vie «à la limite » : l'expression est, depuis, passée dans le langage courant...
La troisième, enfin, mesure la fin d'un rêve, d'une illusion, le poids d'une exploitation : « Call some place Paradise' Kiss it Goodbye... »

Le reste, quelle que soit sa qualité, et notamment New Kid in the Town, le hit de Glen Frey, n'est plus que liaison cohérente et plaisir purement musical : guitares anthologiques, promesses vocales divines (avec leurs harmonies hautes de l'ange Randy Meisner), basses mélodiques inspirées des Byrds, cordes majestueuses. Ce sera la dernière fois... avant le déluge.

Yves BIGOT

VINGT-CINQUIEME
PLASTIC ONO BAND
John Lennon.

1970. EMI Pathé Marconi 1047031

On retourne la pochette et apparaît John Winston Lennon, gosse de Liverpool, au père enfui, à la mère absente puis tuée accidentellement, orphelin pour l'éternité. Et le premier album du John Lennon officiellement orphelin de la plus fameuse tribu du rock'n'roll s'ouvre ainsi sur la solennelle amertume de Mother (« Tu m'as eu mais moi je ne t'ai jamais eue ») et se clôt par My Mummy's Dead, ballade ploink-ploink d'une tristesse absolue.

Non, rien n'a pu exorciser cette frustration originelle, pas même les Beatles, et surtout pas dans leur ultime période mégalo-mystique où ils étaient en passe de devenir les gourous du monde.

I Found Out (Eurêka) règle violemment ce compte-là, avant que Working Class Hero - monument - ne retrouve la tonalité fière et tragique du Dylan période blues-du-pays-minier pour expliciter cette nouvelle lucidité : que l'on fasse carrière de Beatle ou de ramasse-miettes, « they », « ils », ceux de la bourgeoisie exercent leur pesanteur sur chaque moment de ta vie, ne ratent pas une occasion de te rappeler que tu n'es qu'un «foutu plouc ». Justement, « ils » ne l'ont pas loupé ces dernières années pour ses diverses sorties avant-gardistes et pacifistes en compagnie de Yoko Ono.

Alors John Lennon se replie en terrain connu (rock'n' roll basique, ballades virginales) avec des alliés sûrs (les fidèles Klaus Voorman et Ringo Starr mis en son par le brillantissime Phil Spector, producteur-phare du rock ante-psychédélique). Piano somptueux ou guitare saturée propulsent l'inimitable écho de ces mots d'impudique détresse, d'implacables ruptures, de ces cris, même, qui, influence du primal scream libérateur du Dr Janov (mais Twist and Shout et autres, n'était-ce déjà pas la même chose ?), viennent souvent achever le salutaire vomissement et l'affaire vire au sublime. Rocks réinventés (Remember, Well, Well, Well) et accalmies suprêmes (Love, Look at Me) conduisent à l'autre pilier du disque, God, véritable générique final des sixties, incinération personnelle de leurs illusions, à finir par les Beatles, par un Lennon à son meilleur.

« Le rêve est fini... » cet accent d'infinie nostalgie et de renaissance mêlées ne pouvait tromper. Combien pourtant se refusèrent encore longtemps à le croire...

Christian LEBRUN

VINGT-SIXIEME
NASHVILLE SKYLINE
Bob Dylan.

1969. CBS 32 675

Il a un jour ou l'autre déçu chacun de ses admirateurs. Mais aujourd'hui tous reconnaissent qu'il avait raison de bousculer leur petit confort musical. Monsieur Zimmerman n'a rien à faire des modes, c'est lui qui les crée.

Il a débarqué dans nos vies à l'automne 1960. Son premier hiver à New York sera plus que rude. Sa seule idole : Woody Guthrie, qui se meurt doucement dans un hôpital du coin. Mais qui se soucie alors de ce gratouilleur de guitare sèche à la voix nasillarde et mal posée ? Songwriter, il réussit à enregistrer son premier album grâce à l'article du New York Times où Robert Shelton le compare à un « mélange d'enfant de choeur et de beatnik ». Bide. Tout comme son premier concert (à Carnegie Hall, s'il vous plaît) : cinquante-trois personnes, dont onze invitations.

Le premier succès, c'est Blowin' The Wind (enregistré au fil des années par soixante interprètes, dont Marlène Dietrich, Duke Ellington, Sam Cooke, et surtout Peter Paul and Mary) et, en 1963, il devient une star, après le Newport Folk Festival où il rencontre Joan Baez. Mais les temps changent vraiment, au grand dam des folkeux et de tous ceux qu'il avait révélés à la politique, lorsqu'il décide de s'accompagner à la guitare électrique et de devenir presque un rocker. C'est la naissance du folk rock. Et ce n'est là que la première de ses pirouettes musicales.

La plus choquante pour les puristes dylaniens étant justement la sortie, en 1969, de Nashville Skyline, hommage à la country music où il ose même chanter Girl from The North Country avec Johnny Cash ! et le fameux Lay Lady Lay avec une toute nouvelle voix. Résultat, disent les mauvaises langues, de son accident de moto deux ans auparavant.

Aujourd'hui encore, le jeu continue. Pour moi qui n'aime pas les bocaux bien rangés à leur place sur les étagères ou les étiquettes trop vite accolées, je jubile à chacune de ses transformations, et même parfois de ses mystifications.

Claude VILLERS

VINGT-SEPTIEME
GOODOWBYE YELL BRICK ROAD
Elton John.

1973. DJM Records 29001

Le petit bonhomme fantasque, excentrique, prolifique, spirituel, et qui n'a pas mis longtemps à révéler sa vraie nature sexuelle - en faisant appel à la dérision et au déguisement - demeure aussi pour moi un petit génie de la mélodie et du son. Il a beaucoup écrit, beaucoup enregistré.

Je crois que ce double album est le plus surprenant et le plus provocant de toute son oeuvre. Bernie Taupin, qu'il avait recruté par le biais d'une petite annonce à la fin des années 60, n'a jamais été aussi poétique et évocateur dans ses textes et Elton John rarement aussi mélodieux, capable, à l'époque, de « surprendre avec ce que l'on attend », ce qui est la formule clé d'un tube international. D'une certaine façon, il est le prolongement naturel du génie d'adaptation britannique incarné par les intouchables Beatles. Comme pour tout le monde, un jour, son inspiration va finir par s'éteindre et il va plonger dans la répétitivité.

Mais cet album-ci a quelque chose d'exceptionnel, en particulier parce qu'il est une réflexion sur les abîmes et les contradictions de la vie publique d'une pop star. Trois titres sont devenus de véritables institutions : Funeral for A Friend, Bernie And The Jets, Candle in The Wind, qui est un hommage à Marylin Monroe.

Au fond, je me demande si Elton John n'a pas voulu véritablement être la Marylin de la pop music. Sa tentation de paraître (cf. son rôle dans Tommy), ses nostalgies de l'innocence perdue (cf. Song for Guy) en sont quelques signes révélateurs. Il reste que cet album a marqué le début des années 70.

Philippe LABRO

VINGT-HUITIEME
CHEAP THRILLS
Big Brother and the Holding Company.

1968. CBS 32004

Fin 1968, le premier album d'un groupe inconnu, entièrement enregistré en public, se répand instantanément sur la planète entière, des hippies, bien sûr. La pochette y est pour quelque chose : une bande dessinée de Crumb avec les musiciens en freaks archétypaux-pseudo-Jésus, yogi à troisième oeil, halluciné aux pupilles injectées, rétamé qui pionce... et une Janis Joplin charnue comme un pur fantasme crumbien. Un écriteau proclame fièrement : « Recorded at Fillmore Auditorium », sans signaler qu'il s'agit du Fillmore de New York, pas celui de San Francisco. Question d'image...

Big Brother, c'est du californien tout craché; à San Francisco, le groupe est un pilier local depuis des années. Janis Joplin l'a rejoint en 1966, au vif déplaisir des premiers fans. La Joplin a vite imposé ses options musicales, rodées dans les bouges à routiers de son Texas natal : blues, rythm and blues et soul à fond la caisse! Cheap Thrills est l'album le plus black de cette très blanche scène hip californienne.

Quelques mois plus tard, Janis largue Big Brother pour s'entourer de musiciens plus compétents mais elle ne retrouvera pas le même souffle incendiaire sur les deux albums qu'elle aura le temps d'enregistrer avant mort le 4 octobre 1970.

BIZOT-LENTIN

VINGT-NEUVIEME
LED ZEPPELIN II
Led Zeppelin.

1972. Atlantic 40037

Certains considèrent que le quatrième voyage du Zeppelin est le meilleur de tous, ne serait-ce que pour Stairway to Heaven. Il doit m'arriver d'y penser. Mais quand cette question fondamentale me guette, je prends le Zeppelin II, je commence tout bêtement par le commencement et le débat devient ridicule, sans objet, comme un combat truqué.

On n'affronte pas Whole Loua Love. On ne s'expose pas à la basse de John Paul Johns. On ne se fie pas aux répits trompeurs des gourdins de John Bonham. Et Robert Plant le prend de trop haut. Sans parler de Page qui, non content de poser les bases intelligentes du Heavy Metal, joue les pilotes suicides en survol de la plage.

Mais, pour réunir tout de même autour de la table l'ensemble sympathique du Club Led Zeppelin, diront que le II est le sommet de la première période. Des groupes jouant à la limite au bord de la rupture, on en a entendus quelques-uns, mais Led Zeppelin, non seulement a lancé le Heavy-Hard, mais a également donné un nouveau son au vieux blues chéri des rockers anglais. Et puis, franchement, sonner si fort, si beau, si dur, si longtemps en semblant toujours bien carré, bien posé sur ses jambes, on n'a pas fait mieux. Whole Lotta Love est un titre impitoyable à force d'intensité.

Il n'est sans doute pas indifférent que cette gigantesque éruption «in studio» (comme on dirait «in vitro») coïncide avec une de ses tournées gigantesques qui ont illustré la vie de Led Zeppelin, avec scandale et senteur de soufre à la clé. Les quatre diables blancs ont donné alors sur scène des concerts monumentaux, où la force et le souffle (plus un peu d'acoustique avec doigts de fée) emportaient tout et tous sans que l'on puisse vraiment parler de spectacle. Dans le livre-biographie Hammers of the Gods, la gestation chaotique du Led Zeppelin II est racontée par le menu. Entre deux villes, deux nuits, chacun des quatre, souvent dans des studios séparés, a donné le maximum, dans la continuité du concert de la veille, et en préparation tendue de celui du soir.

Cela donne cet ensemble de neuf titres, qui sont posés bruts comme autant de ruptures ou d'accélérations successives. Mais l'impression est si forte que sur les plages de pause, résonne encore le tonnerre des précédentes. En fait, cet album mixé en deux jours, enregistré au fil des étapes, c'est bien le parallèle-studio d'un marathon accéléré parcouru... sans toucher terre.

Pierre LESCURE

TRENTIEME
WHO'S NEXT
The Who.

1972. Polydor 2480 056

Tout a commencé par l'achat de cet album. Sur la pochette, une pierre philosophale façon Kubrick 2001 Odyssée de l'espace, et quatre individus pour pisser dessus sans aucun respect de ce qu'elle peut représenter. Quatre fondus débarqués d'un autre monde sur cette immense décharge, comme le rock seul parfois peut les aimer.

Toi, innocemment, petit mec bourré des problèmes déjà si encombrants de la puberté, tu poses sur ta platine mono et définitivement rompue à toutes les musiques de la planète, ce petit morceau de vinyle semblable à tous les autres. Le premier choc ne pardonne pas, sans savoir d'où il vient, tu prends un phénoménal éclat au travers de ton corps tout entier. La respiration coupée, tu cherches désespérément d'où sortent ces machines qui jouent d'une implacable régularité, l'intro de Baba O'Riley. Qu'allait donc te révéler ce bloc de béton isolé sur la pochette de cet album ?

Keith Moon n'a jamais joué aussi bien et aussi fort, la force occulte te guide, tu te laisses mener sans essayer une seule seconde de résister à son pouvoir. Bargain, Love Ain't For Keeping, Song is Over. Et si le groupe avait fait cet album sous le pouvoir de cette même force et que jamais il ne retrouve cette magie ?

Behind Blues Eyes, toi, petit mec, tu n'a jamais touché une fille aux yeux bleus et, pourtant, tu comprends le message. Et la machine repart, plus violente encore.

On t'a raconté que Pete Townshend saigne régulièrement sur scène à cause de ses moulinets suicidaires, la peau de ses doigts s'arrache sur les cordes de sa guitare. Pour toi, petit mec, c'est le début d'un mythe et tu penses que c'est beau de pouvoir saigner sur scène, face aux lumières et aux lasers.

Won't Get Fooled Again, on ne veut plus se faire avoir, et le cri de Daltrey t'arrache à tes rêves. Tu l'as écouté et réécouté ce cri qui n'a rien d'inhumain... et pourtant, il est le même que tu poussas à la première seconde de ton premier jour. Tu venais de renaître... pour le rock.

Marc TOESCA

TRENTE ET UNIEME
ZEPPELIN IV
Led Zeppelin.

1971. WEA

Quand je pense à ce qu'est devenu le hard rock ! Des loulous de Kiss qui distribuent leur sang aux spectateurs (bonjour le Sida...), au Young de ACDC qui hésite entre la démarche à la Chuck Berry et les accords à la Hendrix, a tous ces chevelus du heavy-metal aux gros bras tatoués et souvent aux symboles néo-fascistes alors que le poil (hair) avait poussé, dans les sixties, en même temps que le slogan « Paix et amour ». J'en frissonne. Et tout ça à cause de Led Zeppelin ?

Comme tous les petits Français, j'étais fou de ces groupes de deuxième valeur pas encore assez appréciés chez eux : Them, Who, Yardbirds avec Clapton, puis Beck, et enfin Page. D'abord basse puis lead-guitar. Il faut les voir et les écouter dans la BO de Blow Up d'Antonioni. Page, avant les Beatles et les Stones, se sert d'instruments extra-européens. Déjà, la cithare chère à Harrison. Page, qui inventera des climats psychédéliques avant l'heure, entrera ensuite avec ces sonorités dans la musique française en jouant sur les disques de Mitchell et Polnareff.

Avec Led Zep et ses trois copains, il inaugure le nouvel âge de la violence du rock : le chaînon obligé entre Cochran et les Pistols. Un retour au son originel : Good Times Bad Times, Whole Lotta Love, Immigrant Song dans les trois premiers albums.

Enfin, en 1971, un trente centimètres sans titre. Les dictionnaires l'appellent Led Zeppelin IV, ou The runes album pour ses caractères celtiques, ou Zoso, comme c'est marqué sur l'étiquette. C'est leur chef d'oeuvre : toujours aérien, encore lourd et fort, mais cette fois enrichi à l'extrême.

En pleine époque « progressive », John Bonham et John Paul Jones se mettent totalement au service de l'originalité créative de Page. Et Robert Plant, co-auteur, est au sommet de ses vocalises, puissant et sensuel comme ne le sera plus jamais autant un chanteur de rock.

Grâce au titre Stairway to Heaven, cet album est toujours la meilleure vente de fond de catalogue aux Etats-Unis (il a été vingt et une fois numéro un). C'est le seul disque de rok'n roll suffisamment surprenant pour être emporté sur une île déserte.

François JOUFFA

TRENTE-DEUXIEME
OUTLANDOS D'AMOUR
The Police.

1978. Polygram 394 7531

Comment ne pas se sentir très proche de Police. D'abord, c'est le même mot dans les deux langues. Ensuite, ils ont joué à leurs débuts avec Henri Padovani, un vrai Corse. On notera encore qu'une de leurs premières sorties hors du Royaume-Uni les vit à Mont-de-Marsan.

Enfin, s'ils ont opté tous trois (Sting, Andy Summers, le guitariste et Stewart Copeland, le batteur) pour cette jolie blondeur qui a beaucoup fait pour leur image, c'est pour honorer un contrat publicitaire américain. Il s'agissait de promouvoir une marque de chewing-gum et on recherchait un trio punk-rock aux cheveux oxygénés. Et l'anecdote, qui est de celle qui font l'histoire, évoquera, bien sûr aux plus anciens, cette publicité pour une marque de socquettes qui inspira leur nom aux Chaussettes noires.

Plus sérieusement (peut-être...), si Police a nettement marqué les années 80 de ce pays, c'est que le rythme sous-tendu, la couleur mixte de leur musique, la voix de Sting, le naturel mélodique et la qualité esthétique de l'ensemble ont tout à la fois mobilisé la grande foule adolescente et largement mordu au-delà de cet électorat militant. A l'évidence, pour bon nombre de clients de Police, la référence post-punk, qu'on leur a volontiers prêtée, n'avait pas grande signification. Comme est injuste la critique qui leur a été faite d'avoir, par souci de mode ou facilité, mis tant de reggae dans leur moteur : il est certainement plus précis de dire qu'ils se sont nourris de reggae (souvent made in London) et l'ont digéré, comme les Stones avant eux l'avaient fait du blues.

Police, dès ce premier album a « sonné » personnel même avec influence. Et au-delà de la musique, on sentait très fort les acquis multiples de chacun des trois musiciens, ce qui faisaient l'intérêt unique de leur rencontre. Rien n'était là par hasard, mais rien n'était fabriqué. Police, petit commando léger, s'est enfoncé avec une douceur décidée dans nos têtes. Et ils ont fait partie instantanément de notre collection. Puis, ces outlandos sérieux et élégants ont parcouru avec nous l'ensemble de leurs idées, avant de changer de route, très naturellement, sans se perdre de vue.

PS: Anecdote, pour finir comme on a commencé, Roxanne, la prostituée aimée du chanteur, a été interdite sur les grandes radios anglaises. Dans le texte sobre et poétique, deux lignes avaient fait bondir les censeurs : « Put on the red light/sell your body to the night. » Etonnant, non?

Pierre LESCURE

TRENTE-TROISIEME
VELVET UNDERGROUND
Velvet Underground.

1969. MGM Records 2353 022

Pour beaucoup le Velvet Underground est un mythe ; le soutien d'Andy Warhol, qui le rencontra fin 1965 au Café Bizarre de New York et qui produisit leur premier album, contribua largement à la propagation d'une aura avant-gardiste qui ruina probablement leur chance de succès aux U.S.A. Pour beaucoup aussi le Velvet Underground c'est trois titres : Waiting For The Man, Venus In Furs et Heroin. Tous extraits de ce fameux premier album à la banane pelable imaginée par ce vieux nightclubber d'Andy W.

Le troisième et avant-dernier album du groupe, The Velvet Underground, est celui de la brisure : avec Warhol, et cela avant même la sortie de l'album précédent White Light, White Heat. Avec Nico, la voix hantée de « Femme Fatale » égérie germanique et modèle en vue, dont la séparation d'avec Lou Reed fit jaser les branchés du New York des sixties. Brisure encore avec le départ de John Cale, le bassiste et violoniste du groupe (il fit partie de l'obscur Dream Syndicate, le noyau expérimental du compositeur de la Monte Young), qui partit un soir de tournée en septembre 1968 à Boston.

The Velvet Underground sans la voix hantée de Nico, sans la folie surréaliste d'un Sister Ray (le deuxième album White Light, White Heat) est néanmoins une perle. Encore plus ramassé autour de Lou Reed et malgré les fausses outrances de The Murder Mystery, c'est l'album des chefs-d'oeuvre cachés : Candy Says ou Pale Blue Eyes, au climat diaphane, sont de superbes chansons qui alternent avec le son franchement rock de What Goes On ou I'm Beginning to See the Light. Et même si Loaded qui sortira un an plus tard peut être considéré comme le dernier disque du groupe, The Velvet Underground est bien le testament dont se réclamera tout le mouvement new-yorkais de 1977 à nos jours.

Patrice BLANC-FRANCARD

TRENTE-QUATRIEME
BORN TO RUN
Bruce Springsteen.

1975. CBS 80959

Le plus beau des hommages au romantisme adolescent, en même temps que l'album pivot des années 70, au même titre que Anarchy in The UK.

Là où le second met un terme définitif à un rêve déjà dénoncé par Lennon dès 1970 (Plastic Ono Band), Born to Run embraye déjà sur la seul séquelle possible : « J'ai vu le futur du rock'n'roll, et son nom est Bruce Springsteen », écrivait — prophétiquement — Jon Landau, peu avant de devenir son manager et son coproducteur, à l'occasion de ce momument érigé aux passions et aux tensions qui sous-tendent tout désir rock, ces derniers moments de totale liberté et d'espoir qui précèdent l'armée, le mariage et le métier qu'on ne quittera que, tête basse, pour la retraite ou le chômage, thèmes qui alimenteront à leur tour les albums suivants.

Là, en résumant les vingt années de rock qui l'ont nourri, de la production spectorienne encombrée aux portraits et sagas dylanesques en passant par le pastoralisme enfiévré de Van Morrison, le lyrisme sanglotant de Roy Orbison et l'exubérance rythm'n'blues incarnée par Gary US Bonds, Springsteen, qui fera à cette occasion la une de Time et de Newsweek — la même semaine ! — livre un hymne inégalé à la romance citadine et, à la manière du Chateaubriand de René et Atala, offre une « sorcellerie incantatoire » que s'acharneront à retrouver ses disciples successifs : Bob Seger, Tom Petty, Dire Straits, John Cougar, Bryan Adams...

Idéaliste, enflammé, déjà nostalgique, Springsteen, à la tète d'un E. Street Band alors en pleine mutation avec les arrivées de Roy Bittan et de Miami Steve, réussit en quelques opus inaltérables — Thunder Road, Backstreets, Born to Run, Jundeland — le prodige de rendre à la fois au rock sa raison d'être, et à l'existence de millions d'anonymes, de laissés-pour-compte, de simples gens, une transcendance bafouée par le quoditien.

La promesse de Like a Rolling Stone, tenue, ne serait-ce que le temps d'une légende.

Yves BIGOT

TRENTE-CINQUIEME
WILLY AND THE POOR BOYS
Creedence Clearwater Revival.

1969. Fantasy 68 5044

La voix : difficile d'imaginer que le type est né avec. Les mélodies : simplicité absolue. Les arrangements : impossible de faire plus dépouillé. Les paroles (« qu'ils entendront quand ils seront fatigués de danser ») : injustices, dérives, toujours d'un bon sens réconciliant urbain et provincial.

En France, Fogerty — puisque le CCR, c'est lui — serait centriste. On le verra, dans un contentieux avec son label, préférer la faillite à l'abandon des principes.

Il a compris l'importance des guitaristes « basiques » (Hank Wil-liams, Carl Perkins, Chuck Berry), mais par qui se faire accompagner ? Par les copains, pardi ! Tom, le frère, Doug et Stu. Bons gars - un peu décevants...

Aux USA, d'emblée, Fogerty est un héros, juste avant Springsteen, il est honnête. Le psychédélisme brique ses bimbeloteries et lui débarque avec ses chemises écossaises ! Râlant contre les inégalités mais appuyant le système.

Creedence va balancer cinq albums massues en deux ans ; Willy and The Poor Boys est sans doute l'un des deux meilleurs. Parce qu'on y trouve Fortunate Son et qu'on ne peut faire plus élémentaire que ses instrumentaux. Il est réconfortant d'avoir cette preuve vivante qu'à toute époque, en tout lieu, il peut surgir des types aussi hors du temps que ce Fogerty.

Pierre LESCURE

TRENTE-SIXIEME
BITCHES BREW
Miles Davis.

1970. CBS GP 26

Jusqu'à la fin des années 50, Miles et sa trompette marquent un certain classicisme du jazz. Jusqu'à en devenir une convention récupérée par le cinéma européen, qui se sert du son Miles Davis pour un oui et pour un non.

Dieu merci, l'éclair de génie, la volonté de se remettre en question l'atteignent en 1969 quand la côte ouest et son Acid Rock l'attirent et l'obligent à reconsidérer ses habitudes et ses inspirations. Il change de musiciens. Il se rapproche de l'Afrique à travers la rythmique et l'emploi des harmonies du rock, donnant ainsi à ses musiciens une immense liberté et permettant la révélation de ces énormes talents que sont le batteur Billy Cobham et le légendaire guitariste John McLaughlin.

Cet album est la démonstration d'une véritable invention : le jazz-rock. La musique, à la fois créative et évidente, a quelque chose d'essentiel dans son tracé. Miles invente et expérimente et l'artiste introverti se surpasse en se fabriquant ainsi - cas unique - une deuxième célébrité, une nouvelle identité. C'est soufflant, c'est rare, et cela n'a rien perdu, rien, pas une note, pas un moment de sa force et de son audace.

Mais je crois bien qu'il m'est difficile de faire la séparation entre le contenu de l'album et la personnalité même de son auteur.

Philippe LABRO

TRENTE-SEPTIEME
HARVEST
Neil Young.

1972. WEA MS 2032

Pour moi, c'est une des figures les plus énigmatiques et les plus originales qui soient issues des années 70. C'est un artisan complet, éclectique, peut-être trop doué, et qui aura certainement gâché une partie de ses dons, qui sera sans doute passé à côté de son vrai destin.

Sa traversée de la pop music ressemble à celle qu'il a entamée en 1966 lorsque, dans sa vieille Pontiac 1953, il sillonne tout le continent américain pour aller chercher Stephen Stills à Los Angelès. Ils vont former ensemble Buffalo Springfield. Tout ça relève aujourd'hui de la « légende ».

Harvest est l'album suprême pour Young, mais déjà le début de sa chute. Les mélodies sont superbes, les textes ne sont pas aussi efficaces que dans son précédent ouvrage : After The Gold Rush. Il y a quelque chose d'erratique dans son écriture, en particulier les « lyrics », et si on ne peut se passer de Neil Young et de son album pour peindre le tableau complet de la décennie, il n'empêche qu'on éprouve un manque quand on le réécoute quelques années plus tard, mais je n'arrive pas à définir ce manque.

Sa renommée va retomber aussi vite qu'elle avait monté. C'est une des nombreuses lucioles de cet art mineur majeur.

Philippe LABRO

TRENTE-HUITIEME
REGGATTA DE BLANC
The Police.

1979. Polygram 394 7921

Dans l'arène bruyante du rock français des années 80, Police et son album Regatta de blanc font leur apparition. L'apparition de ces trois têtes blondes mettra définitivement fin à l'ère brève des punks sonorités. Un son chasse l'autre. Les groupes se suivent très vite et se bousculent un peu. Bien ciblées, les musiques rock de Police paraissent sages, comparées à celles, terroristes des familles, inspirées des Sex Pistols and Co.

On a dû changer de décennie. Côté chanson française, Michel Jonasz chante Les années 80 commencent, tandis que Police's men s'arcboutent pour donner une bouffée d'air tonifiant, d'air sain au rock mondial. J'ai bien dit « sain » car, je le crois, Police, comme Téléphone peu après, apporte au rock une spontanéité nouvelle, une température posée, une coloration moins hard. Police donne à la musique sa qualité, et rien d'autre. Police ne se bat que pour exister. Ni franchement agressif ni trop torturé.

L'album Regatta de blanc en est l'illustration de bon ton (même les parents le supportent), planant ce qu'il faut, hargneux juste assez, Police, avec souplesse, creuse l'écart avec les pop musiques précédentes. Propre, efficace, professionnel, Police dans l'histoire du rock a le droit de figurer presque à côté des Pink Floyd et des Beatles.

En relisant ce papier, je m'étonne moi-même, mais comme disait Confucius : « Avec une solide famille, une bonne mémoire et de la doc, on peut célébrer à sa manière l'histoire des notes qui vous font vivre. »

José ARTUR

TRENTE-NEUVIEME
TALKING BOOK
Stevie Wonder.

1972. BMG ZL 72011

Les vibrations féériques qui prolongent les doigts de Stevie Wonder sur des claviers électroniques ont fait de lui le plus grand compositeur de la musique populaire américaine. Le petit Stevie, qui était déjà une star en 1963 avec Fingertips, a débordé du cadre étroit de la formule métissée Motown, à l'âge de vingt et un ans, sa réelle majorité musicale. Il avait déjà vendu, il est vrai, trente millions de disques. Et après avoir empoché le bonus de un million de dollars (en 1971) que lui versa Berry Gordy pour rester sur son label, Steve décida de s'acheter studio, synthétiseur Moog et de sortir ce qu'il avait dans l'âme.

Après un an de recherches créatives, il put montrer au grand public (blanc) ce dont il était capable lors d'une grande tournée avec les Stones. Et ce fut Music of My Mind et Talking Book, deux trente-trois tours enregistrés en même temps qui devaient sortir en double album si la maison de disques ne l'en avait pas dissuadé.

Le classique et somptueux Superstition précéda la sortie de l'album qui devint le premier platine d'une longue série de Wonder. Les puristes (comme d'habitude) se fâchèrent : pourtant, l'artiste noir n'avait pas trahi la musique soul puisqu'on y décèle des influences raffinées de Sly Stone, Jimi Hendrix ou Curtis Mayfield. Grâce surtout au tube You Are The Sunshine of My Life, l'album restera deux ans dans les charts et le titre You've Got It Bad (vous avez dit « bad », Michael ?) se vendit à un million d'exemplaires en quarante-cinq tours. Avec Big Brother, il annonce déjà un titre politisé comme Happy Birthday, en hommage au docteur King.

Wonder, grand mélodiste hyper-réaliste (The Sound of The City, sept mois plus tard), est toujours le plus grand sorcier des touches en « ébène et ivoire ».

François JOUFFA

QUARANTIEME
THIS YEAR'S MODE
Elvis Costello.

1978. CBS JC 35331

D'humeur plutôt vindicative, ce disque sonne d'abord comme un long soupir de soulagement. Revient de loin, le héros. Refusé quasiment par toutes les maisons de disques londoniennes, il sort péniblement un premier album en 1977, mettant alors sa tronche d'employé de banque dépressif en concurrence avec les surenchères flashy du punk flamboyant. Au moment aussi où Elvis - le vrai - casse sa pipe en platine et risque de faire passer le provocant pseudo de Declan Patrick Mac Manus (évidemment...) pour une récupération nécrophage... Mais, en fin de compte, le punk a du bon, qui ouvre des perspectives et crache sur les idoles.

Sur un label créé ad hoc par son mentor Jake Riviera, emballé dans un engageant graphisme post-punk soigné, This Year's Model, deuxième tentative d'Elvis Costello, est, en 1978, un coup de maître. Comme tous les très grands, Costello n'est pas assimilable à un genre étroit mais se meut à l'aise dans cette universalité qui va du country (forte influence) au rythm'n' blues en passant par le folk et même le reggae et le jazz. Musicien, issu de la pépinière du pub rock comme la plupart de son équipe, il est aussi un parolier redoutable. Surtout pour ceux, celles souvent, dont il tire le portrait. No Action, This Year's Model, Lipstick Vogue semblent les Just Like A Woman ou Positively 4th Street d'un Dylan teigneux à la puissance dix. Il s'en échappe des compliments comme « Je pense parfois que l'amour est comme une tumeur qui doit être opérée... »

Produit par Nick Lowe, amusant expert en citations sublimales, soutenu par le power trio des Attractions (l'orgue naïf de Steve Nieve ! les rondeurs de la basse de Bruce Thomas !), Costello offre une première face absolument sans faute ni répit, s'achevant sur la réussite du reggae-James Bond Watching The Detectives. De la seconde émergent plus nettement (I Don't Want to Go to) Chelsea et Lipstick Vogue mais c'en est déjà largement assez pour adopter l'exceptionnelle densité du bombardement créatif de ce surdoué tout en se demandant si beaucoup ne s'essouffleront pas derrière cette folle accélération permanente.

Christian LEBRUN

QUARANTE-ET-UNIEME
FROM ELVIS PRESLEY BOULEVARD, MEMPHIS, TENNESSEE
Elvis Presley.

1969. RCA APL1 1506

J'ai découvert les long black Limousines en mai 1969 en écoutant l'album de Presley.
J'ai découvert Elvis Presley en août 1959. Premier cadeau de mon frère pour mon anniversaire.
J'ai su que Presley serait important pour moi fin 1962, quand Lucien Morisse me demanda de choisir mon disque préféré parmi tous ses disques : GI Blues sans hésitation.
Aujourd'hui, j'ai plutôt tendance à préférer le Elvis in Memphis (69), peut-être à cause de In The Ghetto.

PS : pour la première fois cette année, je suis partie pour Nashville avec Eddy Mitchell. Il m'a emmenée visiter les disques Sun. Après mes extases nostalgico-rock, il m'a avoué que tout était bidon dans les studios, tous les disques du King ayant été enregistrés à Memphis !

PS bis : From Elvis in Memphis. LSP 4155' RCA.

PS ter : en mai 1969, Elvis Presley était heureux. Sa fille venait de naître et il n'avait pas encore décidé de remonter sur scène face à son public de... vieilles dames.

Marie-France BRIERE

QUARANTE-DEUXIEME
LAYLA
Derek and the Dominos.

1970. Polydor 823 27 72

Où il va être question de guitaristes. A la fin de l'été 1970, Eric Clapton (car c'était lui !), ci-devant virtuose anglais de la six-cordes bluesy qui, en à peine un lustre et un chapelet de groupes mémorables (Yardbirds, Bluesbreakers, Cream, Blind Faith) s'est vu, à son corps on ne peut plus défendant, attribuer le définitif surnom de « Dieu », débarque au Criteria Studio de Miami, Floride. Il est flanqué de trois solides pros américains, Bobby Whitlock, Jim Gordon et Carl Radle, qu'il a rencontrés lors de son stage chez Delaney & Bonnie (instable, oui) et qui l'ont persuadé
a) de chanter,
b) de s'assumer comme le leader d'un groupe.

Bien vite, les Dominos s'adjoignent un double-six de choix : Duane Allman, guitariste de fraîche légende des studios de Muscle Shoals et leader de l'Allman Brothers Band. Coup de foudre et effet magique, sa slide-guitar et l'équilibre carré des trois autres fournissent à la fois aiguillon et écrin idéaux à un Clapton qui alterne superbement classiques du blues (Key to The Highway) et compositions plus posées, modernes et concises (I Looked Away).

Trois belles faces ; c'est sûr, mais rien de comparable à la dernière de ce double-album soudain touché par la grâce.
En septembre 1970 meurt Jimi Hendrix : Clapton et les Dominos enregistrent son Little Wing en une version immense, hystérique, magnifiquement comprise.

Le quatrième guitariste de l'histoire est George Harrison, ex-Fab déjà, dont l'épouse Patti fait se mourir d'amour et de remords son meilleur ami Clapton. D'où cette fuite en session transcendée par le dépit, d'où Layla, son apothéose, qui lui est (secrètement) dédiée, où Clapton et Allman font assaut d'un lyrisme inouï et peut-être inégalé, atteignant des hauteurs de vertige mais gardant, contrairement aux multiples verbeux de cette époque « progressiste », la tripe, le brio, la sensualité toujours résolument pop. Un vrai hit, n'était sa longueur. Un rare instant de miracle entre amours impossibles et passions mortelles...

Christian LEBRUN

QUARANTE-TROISIEME
THERE'S A RIOT GOIN'ON
Sly & the Family Stone.

1971. EPIC KE 30986

Sly and the family Stone reste le groupe qui, à la fin des années 60, a créé ce que l'on appelait alors le « psychedelic soul », mariage du rock sidéral et de la musique noire. A l'époque, le magazine Rolling Stone les avait même baptisés : le premier McLuhan soul group, du nom du gourou de la communication.

Il faut dire que c'était là une sacrée famille et que son arrivée sur scène faisait toujours sensation et parfois scandale car il s'agissait d'un des premiers groupes mixtes. Dans tous les sens du thème : Noirs et Blancs, hommes et femmes. A la base, une vraie famille : Sly Stone lui-même (orgue et vocal), Rose Stone (clavier et vocal), Freddie Stone (guitare et vocal), avec aussi Larry Graham Jr. (basse et vocal), Cynthia Robinson (trompette et vocal), Jerry Martini (clarinette, flûte, sax, accordéon et tambourin) et Greg Errico (batterie).

Ce que j'aimais surtout chez eux, c'était leur sens de l'humour et leur petite manie de mêler à leurs propres musiques des clins d'oeil classiques ou des citations de succès des autres, comme par exemple ces quelques accords d'Eleanor Rigby des Beatles dans Plastic fini. C'était pas vraiment le genre en cette ère primaire.

Parmi leurs grands titres, il faut citer : Underdog, Turn Me Loose, Dance to The Music, Higher, Color Me True, Chicken, Life, Stand, I Want to Take You Higher, Sex Machine, etc.

Claude VILLERS

QUARANTE-QUATRIEME
PRETENDERS
Pretenders.

1980. EMI 63609

Ils avaient, semble-t-il, calculé leur coup pour que leur premier album soit aussi le premier à paraître dans les eighties. Mais les dieux du marketing ne le voulurent pas ainsi, et Pretenders sortit en décembre 1979. Peu importe, l'ère nouvelle n'avait pas attendu le calendrier : plusieurs quarante-cinq tours des Pretenders, d'une trempe qui naguère les aurait confinés au circuit de l'ombre, avaient déjà passé la rampe.

Epoque faste de l'après-punk, quand le rock'n'roll semblait décongeler de tant d'années d'hibernation. L'époque et le lieu : l'Europe, ce sanctuaire, Paris, Londres où Chrissie Hynde avait émigré de son Ohio natal pour trouver sa place dans ce rock contrarié qui se cherchait. Comme jadis Jimi Hendrix, et par la suite Brian Setzer ou Terence Trent d'Arby...

Chrissie aimait le rock éternel, celui qui a du chien et des guitares. Elle avait donc fondé un groupe de rock très guitare. Et il n'en manque pas, notamment sur la première face qui, (exception faite du Stop Your Sobbing des Kinks, premier single du groupe produit par Nick Lowe), a rétrospectivement plutôt mal vieilli. Cette propension au coup de rein électrique, à ces stridences hardoïdes, à cette dictature du tout-guitare ruinera d'ailleurs souvent les shows des Pretenders. Déjà peut-être cette éternelle pudeur de Chrissie, ce leadership non assumé qui veut se réfugier dans le giron d'un groupe ?

Il suffit pourtant d'écouter cette merveille de face 2, quand la fine trame de James Honeyman-Scott, enluminée par la production de Chris Thomas (le son Pretenders, après Procol Harum, Roxy Music, etc.) se met avec un tact suave au service du chant incendiaire de Chrissie pour mesurer la vraie dimension Pretenders. Elle, elle, elle ! Ce vibrato soul en ligne directe d'une Dionne Warwick mêlé à la tradition vaguement cheap mais hyper sensuelle d'une pop anglaise type Sandie Shaw, ces « ouohoooooo » fiévreux qu'elle susurre de tout son corps... « I'm special, so special... » Oh oui ! Comment avait-on pu tenir sans elle?

Christian LEBRUN

QUARANTE-CINQUIEME
BROKEN ENGLISH
Marianne Faithfull.

1979. BMG 201 018

La Blanche Neige bleue du rock. Née dans les larmes, Rolling Stonette des mid-sixties courtoises, la Vénus à la Fourrure (et au « Cadbury dans la chatte ») du rhythm'n'blues mort ressurgit des brumes écossaises (où la légende dit qu'elle trimballait ses seins, ses deals et ses doigts gercés de rades à cacheton en balloches à ivrognes) marquée au front de la malédiction.
Et la grâce toucha Madeleine.

C'est le miracle du mal par le mal, I Feel Bad, contrat S.M : l'Anglaise n'avait pas de voix, le saccage lui en a donné une, consumée comme le rose cendres de sa pochette. Avec elle, c'est « à la mort » : chante maîtresse, j'obéirai.

Hardcore ( What'cha Do What You Say ?, scène de ménage « X » à prétexte fellatoire) ; fripée (The Ballad Of Lucy Jordan, ou la petite chanson des vergetures) ; grandiose (A Working Class Hero, travellisation du classique lennonien) : le manifeste oedipowave Broken English est non seulement un disque de femme tenable (prodige !) mais gardable, offrable, magistral.

Coup de foudre glacé, la chose n'aura donc pas de suite. Héroïne de nos rêves de « boule de neige » félés, Marianne au flash brisé peut retourner à ses seringues cassées.

BAYON

QUARANTE-SIXIEME
THE JOSHUA TREE
U2.

1987. BMG 208 219

Avec Joshua Tree, U2 démontre qu'il est le groupe actuel qui a le mieux digéré les couches géologiques du rock. Le statut de méga groupe définitivement acquis avec les précédentes productions (Boys, War, Unforgotable Fire), il était indispensable à la bande à Bono de se défaire un peu de ce clivage du groupe « irlandais » et de sortir à tout prix l'album de la maturité. Pour ces raisons, Joshua était un des albums de l'histoire les plus attendus, notamment en Irlande.

Certains boutiquiers de Dublin n'hésitèrent pas à ouvrir à minuit une le jour prévu de la sortie du nouveau U2... Nul ne savait ce qu'il réservait. Sur les cassettes et bandes de U2, la maison de disques avait fait imprimer des messages type « ultra confidentiel ». Est-ce à cause des illustrations de la pochette, photos prises dans le désert de la mort et dans le sud de la Californie, que cet album véhicule une chaleur inhabituelle chez les groupes des eighties ? Brian Eno et Daniel Lanois, les producteurs de Joshua, ont fait un travail extraordinaire dans les recherches d'ambiance et de climat.

Cet album ne s'est pas enregistré en une seule période. Les membres du groupe se sont offert quelques breaks et en ont profité pour participer, entre autres, au trente-trois tours de l'ex-leader du Band Robbie Robertson, au concert planétaire du band aid, assurer toute une tournée pour Amnesty International. Bono fera même un séjour dans un camp éthiopien et, à son retour, déclarera que sa voix a changé. Joshua est l'album de la mutation, il restera pendant près de quatre mois le disque le plus vendu dans le monde. Les deux simples With or without You et I Stil Haven't Found What I Am Looking For seront propulsés en tête des charts.

De tous les groupes d'aujourd'hui, U2 est le seul à pouvoir être non seulement un groupe de rock, mais aussi, par le charisme et la générosité de Bono, un véritablement événement social.

Marc TOESCA

QUARANTE-SEPTIEME
THE DARK SIDE OF THE MOON
Pink Floyd.

1973. EMI C068 05249

Sans pouvoir apprécier complètement le sens de leurs mots, le très faiblard bilingue que je suis a pourtant subi dès le départ l'underground langage des flamants roses.

Ce groupe, qui devait seize ans plus tard aboutir ses pessimistes tourments avec Another Brick in The Wall, correspondait aux démons des années 70, aux états d'âme des jeunes prônant la marginalité qui investissaient chaque soir le Bar Noir du Pop-club. Contrairement à ce que, perfidement, murmurait mon équipe, et la prescription ayant tout fait partir en fumée, j'avoue m'être laissé aller aux sons psychédéliques de cette musique planante qui apporta, dès 1966, au monde du rock, un mode musical de communication plus cool que jamais.

Pink Floyd est Le groupe pop 1968. Au coeur des musiques rockeuses plus hard que mélodiques, les Floyd ouvrirent un champ d'investigations musicales. Roger Waters, tête pensante de la formation, a su, par la suite, exploiter ce courant neuf apporté à la musique mondiale en aboutissant les techniques que Bob Ezrin aux consoles peaufinait à chaque séance. Dark Side of The Moon fut l'album qui, en 1973, les révéla au grand public. Un bijou !

PS : on peut aussi écouter les Pink Floyd sans fumer.

José ARTUR

QUARANTE-HUITIEME
GREETINGS FROM L.A.
Tim Buckley.

1974. WEA K 46176

Tim Buckley, huit ans après sa mort, fait l'objet d'un culte discret mais très tenace. Qui d'autre a subsisté à Los Angelès, dans une totale indifférence médiatique, et sorti quand même neuf albums complètement personnels (grâce à l'obstination d'Herb Cohen, manager de Zappa) ?

En 1966, Tim Buckley était une sorte d'anti-Dylan californien, un troubadour à la tête d'angelot égaré, une jolie voix aiguë sur des poèmes folk-symphoniques écorchés. Ensuite, Buckley vire jazz ou expérimental, allongeant ses morceaux à coups d'improvisations déjantées.

En 1972, Greetings from L.A. rompt deux ans de silence forcé et consterne sa poignée de fans : Tim essaie enfin de faire plus « accessible» ! Un petit groupe électrique musclé l'accompagne pour une volée de morceaux soul-blues-gospel-boogie-latino-rock qui déménagent et vocifèrent, avec moins de délire qu'avant, mais plus de swing.

En fait, le disque n'a rien de commercial, avec ses chansons bien trop longues et lancinantes pour les radios. Mais à la réécoute, on se demande si un rocker blanc a jamais réussi un album aussi profondément soul (ce qui n'était pas très cool pour l'audience de l'époque). La soul : une descente de l'esprit saint sur l'être humain en rut... Et voilà bien l'album le plus frénétiquement sexy, le seul équivalent blanc du Let's Get It on de Marvin Gaye ! Tim Buckley a trouvé un compromis viable entre un certain confort musical et sa démesure naturelle, son goût des émotions extrêmes et des vocalises pâmées.

Deux albums de la même veine vont suivre, puis un an de silence avant sa mort, par overdose, en 1975. Contrairement à la légende, il n'avait pas sombré dans la misère, mais travaillait dans une fac, au département ethno-musicologie. Enthousiasmé, il préparait même un album en compagnie des musiciens orientaux et africains invités par la fac...

BIZOT-LENTIN

QUARANTE-NEUVIEME
DEJA VU
Crosby, Stills, Nash & Young.

1970. WEA SD 7200

On les a revus au méga-concert de charité Band Aid organisé par Geldorf pour aider les Ethiopiens affamés. Gros, gras, boursoufflés, bourrés de bière et de ketchup, ils offraient une image pathétique : l'obésité américaine qui s'offrait en spectacle pour tenter d'enrayer la faim dans le tiers monde. Le groupe le plus planant musicalement et vocalement de la planète baba cool des années post-soixante-huitardes est également responsable du plus haut taux de cholestérol jamais enregistré dans une génération de fans : à force de nous inciter à tirer sur le joint à l'écoute de leurs albums, en solo, à trois ou à quatre, en studio, en live, pour les suivre dans le Marrakech Express, ils nous ont obligés à ingurgiter des tonnes de chocolat et autres pâtes d'amande.

Quand le fantômatique Neil Young a rejoint les trois guitaristes (plus un batteur et un bassiste), cela a donné le super groupe le plus sophistiqué du moment. Rien que des voix, cela battait en mise en place les Everly Brothers, les Beatles, et même Simon et Garfunkel. Et, pourtant, à la ré-écoute, cette splendide homogénéité laisse apparaître les fêlures qui expliquent la brièveté de l'ensemble. Neil Young et Steve Stills se livrent un combat électrique sans merci : c'est à la fois un enchevêtrement lascif de sons complémentaires, mais aussi un duel à mort. L'ex-Byrds David Crosby et l'ex-Hollies anglais Graham Nash s'assemblent déjà sans se ressembler mais pour de futurs duos.

En 1970, c'était quand même la plus belle machine à rêver, ce C.S.N et Y. En concert, cela donnera le magnifique album Four Way Street. En studio, à Hollywood, Carry on, de Stills, est inoubliable, le triptyque Country Girl de Young également. Avec, en prime, un Woodstock chanté par la copine Joni Mitchell, qui reste un document historique. Avec presque quatre millions de vente de Déjà vu (avant l'ère compact), les compères ont encore de quoi s'acheter du chocolat.

François JOUFFA

CINQUANTIEME
BECK-OLA
Jeff Beck.

1969. EPIC 26478

« De nos jours, avec le type de concurrence qu'il y a dans le métier de la musique, il est pratiquement impossible de faire quelque chose d'original. Nous n'y sommes d'ailleurs pas arrivés. »

L'homme qui écrit ce texte, au dos de la pochette de son album, ne peut pas être tout à fait mauvais. En plus, il est de notoriété publique qu'il aime les chats.

Depuis près de vingt ans, Jeff Beck n'a jamais su être l'homme de la situation. Si l'on peut considérer qu'il fut l'apôtre qui a posé les jalons de ce qui, quelques mois plus tard, se nommera « rock progressif » et même le « heavy metal » façon Led Zeppelin, ce « guitar-hero », remplaçant Dieu Clapton dans les Yardbirds, n'est pas un garçon facile.

Même s'il se révèle un bon « organisateur » de groupe en engageant dès 1968 quelques pointures de luxe pour former son premier Jeff Beck Group (Rod Stewart, Ron Wood, Nicky Hopkins), notre champion de l'humour, par son (sale) caractère et son improvisation permanente, n'est pas le patron idéal. Toute sa carrière, en dents de scie pendant les années 70, en témoignera. Musicalement, ses partenaires, tous des fans inconditionnels de son talent, se plaignent du manque de cohérence et de construction de son travail.

Il est l'un des précurseurs du son psychédélique, cela se sent dans l'album Beck-Ola, avec toutes les caractéristiques de cette période : flottements, approximations, mais aussi formidable innovation dans l'utilisation de l'instrument : maîtrise du feedback, de la distorsion, du sustain, autant de techniques dont les artistes de la décennie suivante profiteront commercialement de manière prolifique. Etre en avance, Jeff Beck a su l'être, quand il passe du hard (BBA) à la fusion du rock et du jazz avec McLaughlin et Jan Hammen.

Et pourtant, s'il figure d'après le Book of Rock Lists comme l'un des quatre guitaristes préférés de Les Paul (l'homme qui a pratiquement inventé la guitare électrique), avec George Benson, Pat Martino et Al Dimeola, l'homme est un fantôme, à moins qu'avec Jagger pour la tournée? A suivre.

Dominique FARRAN

CINQUANTE-ET-UNIEME
WHEELS OF FIRE
Cream.

1968. Polygram 8275782

Trois petits Anglais, nourris de blues et bien dans leur temps. Ayant fait leurs classes dans les grands groupes britanniques du moment. Jack Bruce et Ginger Baker s'étaient connus chez Manfred Mann et Eric Clapton, ex-Yardbird, avait rencontré Bruce au sein du John Mayall Bluesbreakers. Lorsque les trois musiciens — déjà stars individuellement — s'associent pour créer Cream, au début de l'année 1967, ils deviennent les pionniers d'un nouveau genre musical, le blues rock.

Non seulement anglais mais aussi blancs, ils vont prendre l'Amérique par surprise et porter la responsabilité de l'intérêt soudain des jeunes yankees pour leur propre musique noire, permettant à d'authentiques bluesmen comme Howlin' Wolf ou Muddy Waters de connaître le succès grand public.

Pourtant, l'existence de Cream fut éphémère : à peine deux ans. Et seulement trois albums : Cream, Disraeli Gears et, le plus accompli, Wheels on Fire, un double album dont l'un des deux disques enregistré en public.

Car c'est surtout sur scène qu'il fallait les entendre. D'ailleurs, les Américains ne s'y trompèrent pas. Il fallait, comme moi, se trouver parmi les privilégiés ayant réussi à se procurer des places pour leur concert « sold out », dans l'énorme Madison Square Garden de New York, pour comprendre l'engouement provoqué par ce superblues group blanc ; et s'interroger encore aujourd'hui sur leur séparation, quelques semaines plus tard, à la fin 1968.

Déjà la fin des illusions !

Claude VILLERS

CINQUANTE-DEUXIEME
THE NO COMPRENDO
Les Rita Mitsouko.

1986. Virgin 70465

Pour cerner cette chanteuse caractérielle qui joue aussi bien de sa voix que le guitariste Fred Chichin compose, j'ai fait réparer ma chaîne qu'une écoute trop violente d'Alice Cooper en camisole de force avait cassée.

Pour vanter le groupe Mitsouko, ma documentaliste, mes enfants, mon assistant, ma réalisatrice, ma soeur, le fils de mon poissonnier et Jean-Luc Godard m'ont bigrement aidé. Ils m'ont conforté dans l'idée que ce rock variety show show and musical, bien de chez nous, est le successeur direct de Téléphone et autres enfants de Police's men.

The No Comprendo, par Fred Chichin à la moustache aiguisée, par Catherine Ringer aux dents à claire-voie, ouvre celle d'un rock neuf, inspiré de musique afro, de rythmes brésiliens et de blues US.

Le look des rockers a changé, les années 1988 redonnant lettres de noblesse à la créativité contrôlée, tout est bien structuré, bien organisé dans cet album qui allie la volonté de beauté plastique et la sûreté dans la prestation musicale.

L'intelligence en duo domine ! Mitsouko marque réellement un tournant dans l'histoire d'un « Rock's 2000 ». La musique est actuellement gérante d'influences avouées. Elle a intégré les courants extrêmes des différentes musiques Pop tout en s'inspirant des traditions musicales planétaires.

Guitariste ayant connu le violon et strip-teaseuse qui a trouvé sa voix, les rockers sont devenus bien élevés et savent aussi plaire à papa tout en faisant du bruit, juste ce qu'il faut pour franchir le mur du son Top 50.

José ARTUR

CINQUANTE-TROISIEME
FOR YOUR PLEASURE
Roxy Music.

1973. Virgin EGLP 8

Comment oublier leur arrivée au bar noir de Radio-France, au Pop Club de José Artur, un soir de l'hiver 1973, exactement dans le même accoutrement que celui de la photo intérieure de l'album : les cheveux verts de MacKay, le maquillage outrancier de Brian Eno qui commençait déjà à se déplumer, les semelles compensées de Bryan Ferry qui lui faisaient frôler les 2 mètres.

Ne manquait qu'Amanda Lear, moulée comme dans une deuxième peau dans sa robe en cuir et sa panthère noire aux yeux jaunes. Quelle pochette ! ! ! Quand on pense à celles qui se faisaient à l'époque — Harvest par exemple — on sent bien qu'après Roxy Music rien ne sera plus jamais comme avant.

La musique de ce premier groupe anglais décadent est toute aussi originale que son look basé sur ce concept provocation — spectacle si cher à la rock-musique et que Bowie a si bien su exploiter : formidable fusion de doo-wof, de rock, de jazz, de musique de cabaret, de la tendance crooner de Bryan Ferry et des dérivés très contemporains de Brian Eno.

De la frénésie de Do The Strand à celle d'Éditions of You cédant la place à l'interminable et hypnotique Bogusman le magnifique Beauty Queen nous préparant à ce chef d'oeuvre d'humour romantique In Everydream Home a Heartacke une des plus belles chansons d'amour de l'histoire du rock adressée à ... une poupée gonflable ! C'est ça aussi Roxy Music, ce petit clin d'oeil, cette ironie permanente qu'on retrouve dans le sourire de Bryan Ferry, éternel séducteur branché transformé en chauffeur de limousine pendant que madame (?) promène sa panthère.

Considéré à juste titre comme une des plus belles réussites « art rock » de la décennie For Your Pleasure permettra à Roxy Music d'obtenir cette crédibilité rock que la plupart des autres groupes de la période ghettos auront du mal à acquérir. Son influence sur la future new wave sera considérable.

Bernard LENOIR

CINQUANTE-QUATRIEME
ROCK BOTTOM
Robert Wyatt.

1974. Virgin 840.043

Produit d'un drame - la paralysie qui condamne à jamais au fauteuil roulant l'un des plus investis des batteurs anglais - Rock Bottom est un disque magique à plus d'un titre.

D'abord par son caractère rédemptoire : chanteur et compositeur frustré au sein de Soft Machine (malgré le magnifique Moon in June sur « Third »), ignoré avec l'excellent Matching Mole, Wyatt a dû attendre la catastrophe pour signer son chef-d'oeuvre.

Ensuite parce qu'il marque l'apogée d'un style (progressif?), le manifeste d'une école (dite de Canterbury), regroupant une véritable famille musicale particulièrement idiosyncratique : Soft donc, et ses différents membres, David Allen et les Gong successifs, Kevin Ayers, Caravan, Hatfield and the North, National Health, et jusqu'à des individualités telles que Phil Manzanera, Mike Oldfield et Brian Eno.

Un free typiquement britannique, aux confins du rock (l'esprit, les mélodies), du jazz (l'improvisation, l'instrumentation), et d'une certaine avant-garde (le goût du risque, le culte de la différence), le tout saupoudré d'une bonne dose d'humour anglais et de philosophies décalées (Dada et la pataphysique).

Produit par Nick Mason, le batteur de Pink Floyd, cet album, qui fut en son temps (1974) récompensé par l'académie Charles-Cros, présente une musique absolument unique, insidieuse, intimiste, presque utérine, où la voix de Wyatt, flûtée et enfantine, s'immisce jusqu'au tréfonds des moindres neurones de l'auditeur envoûté. Cymbales et toms permettent à l'infirme de rythmer organiquement une profusion de claviers en forme de strates superposées que des lames de basses et des tourments de cuivre viennent battre obsessionnellement.

Un véritable album dont on ne peut rien dissocier, ni le merveilleusement déchiré Seaside Song (auquel s'essayèrent timidement Tears For Fears), ni la pochette, dessinée par Alfie, la compagne de Robert, pour qui l'épreuve fut tout aussi dure...

Yves BIGOT

CINQUANTE-CINQUIEME
MOON DANCE
Van Morrison.

1970. WEA 1835

Comment le croire quand il ne cesse de répéter : « Je ne suis pas un chanteur de rock » ? A-t-on le droit d'oublier Gloria et tant d'autres perles des sixties ? Et, d'ailleurs, Van l'Irlandais n'en profite-t-il pas largement de ce rock qui lui a donné un public, une manière de se « mettre en disques » et de fourrager tous les rayons de la grande musique populaire, américaine surtout ?

Ce Morrison-là préférerait qu'on le prenne pour le soul brother numéro un, l'héritier de Marvin Gaye plutôt que celui d'Elvis ou de Lennon. Pourtant, cette voix rauque et brûlante souffle comme un vent de mer qui s'engouffre le long de la Liffey, mugit sur une lande plus proche du Derry que du Mississipi, traîne ses modulations, étire ses plaintes, allonge indéfiniment ses syllabes comme les violonneux de chez Donnoghue's. Van, le prophète soul, est plus irlandais que tout ce que son pays a produit de rockers laminés au blues.

Et Moondance fut pour lui cette révélation : inutile de chercher ailleurs son âme, elle est à jamais aux côtés de ces poètes qu'il admire et rejette tout à la fois, Joyce, Yeats, Wilde peut-être, enfants de Dublin, vieille rivale de sa ville natale, Belfast.

Une vie de déchirement, quand la vérité est si simple, si proche... Au coeur de cet Irlandais, le mysticisme est toujours transparent dans la poésie. Avec la musique, elle chante l'invisible, le mystérieux, la volupté du secret. Comme les moines de Kells ou de Durrow faisaient danser leurs plumes pour embellir, exalter l'écriture. Acte gratuit pour l'édification des générations à venir.

Partagé entre l'impérieuse nécessité de donner une forme accessible à son travail de poète et le désir profond de ne le révéler qu'à ceux qui sauront le comprendre, Van Morrison refuse toute interview, tout contact direct avec son public, toute allégeance à quelque style ou étiquette en vogue.

Et les générations passent, les modes s'écroulent. Van l'Irlandais poursuit sa route, semblant n'écrire que pour lui-même. Dédaigneux et lointain comme un personnage de Wilde. Un autre dandy.

Philippe PARINGAUX

CINQUANTE-SIXIEME
REMAIN IN LIGHT
Talking Heads.

1980. Sire 6095

Quatrième album des Talking Heads : un choc. Jusqu'ici, fidèles au rock, les Heads se laissent submerger par des influences noires. Pour la première fois, ils s'entourent d'invités, musiciens, choristes, arrangeurs... Brian Eno, déjà réalisateur discret des deux précédents albums, joue ici un rôle de concepteur que certains jugeront envahissant. Sa méthode : on empile des pistes où chaque instrument joue « rythmique ». Là-dessus, David Byrne cale d'étonnantes mélopées ondoyantes, aériennes et les chante d'une voix suave qu'on ne soupçonnait guère chez cet éternel nerveux grinçant.

Byrne/Eno signent, la même année, le pendant expérimental de ce « Remain in Light » « pop » : sur les mêmes rythmes, les voix sont un collage de bandes piratées dans le monde entier (My Life In The Bush of Ghosts). Depuis cette année 1980, la réconciliation du rock, du funk et de l'Afrique n'a cessé de gagner du terrain. Les Talking Heads, eux, sont vite passés à autre chose ...

BIZOT-LENTIN

CINQUANTE-SEPTIEME
ALL THINGS MUST PASS
George Harrison.

1970. EMI C 172 04707 9

Benjamin des Beatles relégué par la dictature Lennon/McCartney au rang de soliste approximatif (Clapton assurant les chorus vraiment « trapus »), George Harrison est peut-être le plus méritant des Fab' Four.

Instrumentiste moyen (au contraire d'un Ringo dont on ne dira jamais assez qu'à l'origine il était le seul des quatre à savoir vraiment «jouer »), George est pourtant un excellent chanteur doublé d'un compositeur honnête.

Mais, à une exception près (Don't Bother Me sur With The Beatles), paralysé par la coalition adverse, il va lui falloir attendre 1965 et Help, pour glisser (grâce à Lester ?) deux titres honorables : I Need You et You Like Me Too Much, préfigurant déjà l'excellent Taxman de Revolver.

Après la dissolution du quatuor, quand le premier McCartney solo est sorti, tout le monde s'est demandé ce que pouvaient bien faire les trois autres au sein du groupe (idem pour le premier Lennon). Mais à la parution du coffret All Things Must Pass, tout le monde a compris ce que ne faisaient pas les trois autres : écouter les compositions de George, par exemple.

Car malgré des paroles d'une crétinerie rare (Ail Things Must Pass représente l'archétype du disque de rock dont il vaut mieux ne pas comprendre de quoi il s'agit), des titres comme My Sweet Lord (piqué ou non aux Chiffons), Isn't It A Pity, Beware of Darkness ou même If Not for You (composé en collaboration avec Bob Dylan) constituent de véritables classiques qui n'auraient certes pas déparé le répertoire Beatles.

Et si, vingt ans après, un public à peine pubère à l'époque où John Lennon se faisait décaniller par le gunman Chapman revendique pour son été indien, via un dernier album revival, Cloud Nine, le statut de Beatle à part entière, tout ça n'est que pure justice.

Serge LOUPIEN

CINQUANTE-HUITIEME
SUPER FLY
Curtis Mayfield.

1972. Curtom Records CRS 8014-ST

En 1972, l'Amérique noire avait perdu tout optimisme. Les disques de Sly Stone, Stevie Wonder, Marvin Gaye et même des Temptations grondaient d'une sourde fureur.

Il revint à Curtis Mayfield, leader du groupe défunt The Impressions, d'enfoncer le coup d'estoc des Soul Brothers dans la putride carcasse américaine.

Au départ, l'album Superfly devait juste servir de bande son à un thriller racontant les aventures d'un dealer de coke noir qui réussit à blouser la mafia et les flics dans une débauche d'ultra-violence. Curtis accepta d'écrire la bande-son mais livra 9 titres qu'on lui jetterait à la figure aujourd'hui à Hollywood, et pour cause : ils critiquaient le film ! Qu'est-ce qui intéresse le créateur de Move on Up? Est-ce d'exalter ce Superfly/post-James Bond/pré-Rambo ? Certes non. Curtis Mayfield est carrément affligé par tout ça. « Par contre, Freddie est mort », chante-t-il « il vendait de la came pour le compte des blancs. »

Curtis faisait pourtant une apparition dans le film, jouant son propre rôle de musicien dans un repaire de dealers. Visage fermé, impassible, égrennant sur sa Strato d'inimitables accords grêles, il énumérait la litanie des défoncemen : « J'suis ta mama/ Ton popa, une petite ligne ?/ Tiens un joint.../ J'suis ton docteur, ton fournisseur... » « Supply » est un implacable monument antidrogue.

Tout seul dans son Chicago glacé et venteux, Curtis, l'admirable Mayfield, avait composé un traité d'esthétique réfractaire et somptueux. Contre toute attente il vendit des millions de son Superfly. Et soudain, la voix était sur les Américains. Dans toutes les radios, dans toutes les autos et dans toutes les stéréos : « Vous avez tué Freddie... »

Philippe MANOEUVRE

CINQUANTE NEUVIEME
Q:ARE WE NOT MEN ?
A:WE ARE DEVO!
Devo.

1978. Virgin 70 027

La De.évolution. La grande mutation est en marche. Are We Not Men ? We Are Devo ! D.E.V.O. KESAKÔ ? C'est NOVO.

Cet été-là entre Donna Summer ou les Bee Gees pour les plus abrutis et les Sex Pistols ou Clash pour les plus allumés, une surprise en provenance des Etats-Unis où plus rien ne se passait depuis l'apparition des Talkings Heads un an plus tôt. Originaires d'Akron dans l'Ohio, ce petit paradis où on transforme chaque jour des tonnes de caoutchouc en milliers de pneus, Devo débarque tel l'équipage d'un vaisseau spatial d'une série B de science-fiction des années 50 (filmée par Jerry Lewis,) pour nous prévenir pauvres minables que l'an 2000 est à nos portes.

Nous voici dans le domaine du jamais vu ni entendu, du surprenant. Témoins sidérés d'une folie magistralement bien orchestrée ou l'imagination fonce au grand galop. En pleine période punk, à l'heure où l'Europe se rase une moitié du crâne, déchire ses T-shirts et s'enfonce des épingles à nourrice dans les joues, des mécanos du nucléaire viennent nous secouer avec un rock nouveau, intelligent, percutant et digeste, allié à un concept visuel remarquable et toujours très drôle.

Onze morceaux à un train d'enfer dont une reprise de Satisfaction, enregistrés au Conny's Plank de Cologne et produits par Brian Eno à qui certains, le groupe en tête, reprocheront d'avoir un peu trop gommé le côté « garage band », encore plus incisif, de ces répliquants du middle-west. Faux.

La preuve est faite aujourd'hui que ce premier LP reste le meilleur du groupe. Sans une ride depuis dix ans, il est la référence absolue de la période Novô-rock ainsi qu'un des témoignages les plus dignes d'intérêt de la scène punk de la fin des années 70.

Bernard LENOIR

SOIXANTIEME
SONGS FROM A BOOM
Leonard Cohen.

1969. CBS 32074

Comme pas mal de gens, j'ai d'abord connu Leonard Cohen par son roman Beautiful Losers, que j'avais trouvé vachement bien et que j'me demande ce que j'en penserais ce jour, vu que je n'ai pas eu le courage de le relire. Là-dessus, le néo-existentialiste canadien, qui avait aussi publié des poèmes, se met à les chanter et ça donne le premier trente centimètres The Songs of Leonard Cohen avec Suzanne. Qui est un tube. Et puis « Libé » me tombe dessus vingt ans plus tard avec le projet de ce que vous tenez dans vos petites mains, et je suis à la bourre et l'on me propose aimablement de donner mon avis définitif sur cinq disques, dont celui-là, le deuxième Cohen. Et je le remets sur la platine et la même fascination morbide me prend pour ces histoires désespérées enveloppées d'un brouillard folqueux légèrement indigeste...

Quand la mélodie est belle (Bird on The Wire, Story of Isaac), l'impact est le même et l'approche monocorde de cette voix grave de diseur fait merveille : la journée la plus ensoleillée devient immédiatement morose. Malgré la beauté des textes, le reste est assez difficile à avaler, faut bien le dire. Mais Cohen a du talent et son nouvel album le démontre encore une fois...

Maintenant, dans Songs from A Room, il y a aussi The Partisan, c'est-à-dire la Chanson du partisan d'Anna Marly, qui ne dira peut-être pas grand-chose aux jeunes couches, demandez donc à vos parents, ou même à vos grands-parents, petits cons, et ils vous raconteront la guerre. Pas franchement gai mais incontournablement magnifique.

PS : Ce que j'aime, moi, c'est Prince et Rita Mitsouko, si ça vous intéresse...

Pierre LATTES

SOIXANTE-ET-UNIEME
PIZZA
Alain Bashung.

1981. Polygram 829 6081

Alain Bashung. J'aime ce cavalier solitaire du rock français. J'ai connu ce cow-boy nonchalant il y a plus de vingt ans. A l'époque, il chantait en duo avec... Valérie Lagrange. Mais oui. Il portait costume-cravate, était très propre sur lui (question à 10000 dollars pour un jeu de TF1). J'ai un faible pour l'album Pizza. J'en ai également un pour Roulette russe.

Bashung a digéré vingt-cinq ans de pop music, synthèse de tous les styles qu'il a aimés. Bashung, fils d'un boulanger alsacien, n'a-t-il pas commencé sa carrière en chantant des standards sur les bases américaines de l'OTAN ?...

Je n'ai donc pas été déçu par Pizza et son tube Vertige. Bashung et son complice Bergman s'en donnent à coeur joie. C'est plus glauque, mais aussi plus flamboyant que jamais : « J'ai crevé l'oreiller, j'ai dû rêver trop fort, ça me prend les jours fériés, quand Gisèle clappe dehors. J'aurais pas dû ouvrir à la rouquine carmélite. La mère sup m'a vu venir, y a dû y avoir des fuites, oh, oh, vertige de l'amour... » Pizza, c'est l'harmonie parfaite entre des musiciens nourris des arrangements rockabilly et funk et un auteur talentueux, Bergman (homme de cinéma, ne l'oublions pas).

Bergman a une plume formidable. Leur séparation, plus tard, ne sera pas une réussite... pour Bashung, qui aura l'heureuse idée de retrouver son compère pour l'album Passé le Rio Grande. Mais ça, c'est une autre histoire.

Michel DRUCKER

SOIXANTE-DEUXIEME
THE WALL
Pink Floyd.

1979. EMI C 168 63410 I

En 1980, date de sortie de cet album fétiche, aimer Floyd faisait, paraît-il, un peu ringard. La préparation de cet album fut entourée de bruits divers. Les relations entre Roger Waters, le bassiste neurasthénique, et le guitariste David Gilmour commençaient à devenir de plus en plus orageuses. Ces deux fortes têtes s'étaient, semble-t-il, à l'époque enfermées dans deux studios du sud de la France distants d'une bonne centaine de kilomètres.

Le résultat fut vertigineux. A la fin des années 1979, on entendait The Wall sur toutes les radios, de New York à Los Angeles en passant par Londres et Paris. Souvenez-vous de ce thème répétitif qui revenait régulièrement, repris par ces choeurs d'enfants « We don't need no education. » L'enregistrement est remarquable, tant sur le plan des mélodies que de la sonorité et de l'atmosphère.

Deux ans après ce triomphe, le groupe explosa. Waters et Gilmour finirent par se cacher définitivement avant de réapparaître cinq ans plus tard... sans Waters... qui touche maintenant 40 % de royalties du nouveau Floyd, qui n'a pas convaincu ses premiers fans. Je rappelle que les Pink Floyd ont vendu soixante millions d'albums à travers le monde.

Michel DRUCKER

SOIXANTE-TROISIEME
LOLA
Kinks.

1970. Pye Popular Records NSPL 18359

L'album sort en 1970, année charnière où la pop des sixties et le psychédélisme marquent le pas face au hard-rock — les Beatles se séparent, les Stones et les Who, prudents, se défilent avec des albums live. Seuls les Kinks, en baisse de popularité depuis trois ans, profitent de la conjoncture pour essayer de renouveler leur clientèle, en passant d'un public acheteur de simples à celui plus volontiers séduit par les albums. Malgré l'échec cuisant d'Arthur, Ray Davies récidive avec un nouvel album concept, où il s'attaque cette fois au showbiz et aux incertitudes de la vie de rock star.

Lola, le quarante-cinq tours sorti quelques temps avant l'album, donne le ton : une mélodie des plus « catchy » qui deviendra un des plus gros succès des Kinks depuis longtemps, ouvrant la voie à ce petit chef-d'oeuvre d'humour corrosif que sera l'album.

Ray Davies n'y épargne personne : la presse rock et la télé : (« C'est drôle comme tout ce monde vous aime quand votre disque monte, mais dès qu'il descend plus personne ne vous connaît ») ; les éditeurs phonographiques qui exploitent les jeunes acteurs : (« Je n'aime ni votre musique ni votre look mais je vous signe car j'ai trop peur de rater la bonne affaire. ») Personne n'y échappe ; pas même sa propre maison de disques : (« Ils se partagent l'argent d'une chanson dont ils ne connaissent ni l'air ni les paroles et moi il ne me reste rien ! »)

La force du disque réside aussi dans la variété des mélodies et des arrangements, Ray Davies s'étant amusé à coucher ses textes les plus mordants sur des musiques plutôt guillerettes. On y trouve également quelques-unes des plus belles ballades des Kinks, sans oublier Apeman, qui deviendra le Superman (?) de Serge Lama.

Hélas, Lola ne remettra pas les Kinks au niveau qui était le leur quelques années plus tôt. Le rock-business n'a que faire de gens à la sensibilité aussi subtile que celle de Ray Davis, trop modeste pour jouer les rock-stars et doué d'un sens de l'humour lui interdisant de s'enfermer dans le mutisme méprisant d'un nouveau Van Morrison ou d'un Dylan.

Bernard LENOIR

SOIXANTE-QUATRIEME
"L'HOMME A TETE DE CHOU"
Serge Gainsbourg.

1976. Polygram 9101097

A le réécouter douze ans après sa sortie, c'est sûr, musicalement, l'Homme à la tête de chou ne tient pas la distance. Vite lassant et sans originalité qui permette de se rassurer sur sa préférence. On peut toujours se consoler en se disant que Bob Marley venait à peine de signer avec Islands Records et que, déjà à la crête des mouvements, en émergence, Marilou reggae « après l'amour pisser sagai » prouve que Gainsbourg adhère. Même si Londres lui est apporté sur un plateau par Alan Hawkshaw, qui le défranchouille depuis quelques années (Melody Nelson, 1971).

Non, l'Homme à la tête de chou, c'est le concept album par excellence, et l'excellence de l'écriture des textes détermine sa place dans l'histoire du rock (français seulement ?). L'histoire, qui se raconte du premier au dernier morceau, est entraînée dans sa dynamique, son déroulement, par une autre musique. Celle des mots. Leur mélodie, leur rythme, leurs superpositions syncopées et le phrasé qui les met en perspective, voilà pourquoi cet album a sa place dans ce panthéon.

Gainsbourg, cette année-là, c'est notre Zappa. Sauf qu'il fait peu de musique avec des instruments et beaucoup d'invention avec les mots. C'est le virtuose et, parce qu'on est à ce moment de l'histoire du rock, il s'y cale une place d'opportuniste génial. Pour lui, peu importe la mort du vinyle et le développement du disque compact, l'Homme à la tête de chou aura sa place dans les manuels de poésie. Après tout, on dit bien que Jim Morrison, des Doors, est un poète, on le publie, alors qu'il n'avait aucun style. Et puis Gainsbourg, lui, est vivant, bien qu'à la retraite dans la maison Gainsbarre. Et il travaille activement à sa postérité.

Lionel ROTCAGE

SOIXANTE-CINQUIEME
THE BAND
The Band.

1969. Capitol Emi Stao 132

Il y a des disques vieux de vingt ans qui ont l'air d'avoir été enregistrés hier, mais d'abord, c'est rare, et puis justement, ce n'est pas le cas de celui-ci ! Il a été fait sur une autre planète, un monde si éloigné du nôtre qu'il ne paraît pas raisonnable de penser que ce soit le même.

En ce temps-là, quatre Canadiens et un Ricain, les pieds dans la glèbe et la tête dans les nuages, pouvaient tranquillement définir pour une génération entière l'Amérique de l'après Kennedy. C'est sûrement en tant que Canadiens que leur vision de ce monde changeant avait cette authenticité, cette vérité, qui était justement ce qui convenait en cette époque lointaine où le rock'n roll, messieurs dames, se proposait de changer le monde, pas moinsse...

Pour les petits Français qui, de toute façon, ne comprenaient pas un mot de ce que ça racontait, qui avaient déjà oublié Ronnie Hawkins et les Hawks qui ne s'appelaient pas encore The Band, devenir le groupe de Bob Dylan, période électrique, ça, c'était du solide. Et cela a certainement aidé à entrer dans cette musique faussement simple, patchwork d'influences multiples miraculeusement originales. La formule à deux claviers et une guitare a bien sûr été reprise à l'infini, mais ce qui donnait au Band son cachet unique, c'était le droit que s'était arrogé le groupe de jouer sans contrainte de toute la considérable palette d'instruments et de voix dont ils disposaient.

Fabriqué dans une maison louée pour l'occasion, le deuxième album du Band sentait bon la liberté. Aujourd'hui, l'enthousiasme plaintif, la ferveur religieuse des voix, ont le caractère poignant des vieilles photos de vacances. Une Amérique qui n'est plus, un témoignage rare de l'époque où le rock pouvait prétendre expliquer le monde en racontant la désillution du soldat sudiste devant la victoire du Nord, donc des temps modernes (The Night they Drove Old Dixie Down).

La suite s'est un peu moins bien passée. Mais Robbie Robertson revient avec un album tout neuf, tout peut encore recommencer...

Pierre LATTES

SOIXANTE-SIXIEME
GAUCHO
Steely Dan.

1980. MCA Records 203 192-320

Steely Dan : un groupe impossible, inaccessible, cultivant à souhait son image mystérieuse, voué à un perfectionnisme presque doctrinaire qui le fait ressembler à certains artistes de jazz, refusant le moindre compromis à tous les niveaux, de la création jusqu'à la distribution. Donald Fagen et Walter Becker, les deux têtes pensantes, refusent de faire des concerts depuis 1974: « Jouer le même morceau chaque soir? Trop déprimant. C'est un retour en arrière. Ce n'est plus de la création, c'est de la re-création. A moins d'improviser, bien sûr, mais là, c'est une autre histoire, un autre format. » (interview au journal Musician, 1980).

Ils considèrent les maisons de disques comme une véritable mafia et n'acceptent pas le diktat du prix de vente de leur production dans le commerce, comme s'ils craignaient qu'on les accuse de voler le client. Et pourtant, leurs disques sont régulièrement cités comme des exemples de perfection, tant au niveau de la production que de l'enregistrement. Leur casting de musiciens prend des airs de délire hollywoodien à la Spielberg : sur Gaucho, le dernier album du groupe, c'est la crème de la crème : les frères Brecker pour les cuivres ; Steve Gadd, Jeff Porcaro, Rick Marotta, Bernard Purdie à la batterie ; Mark Knopfler, Steve Khan, Rick Derringer, Larry Carlton aux guitares ; Joe Simple au piano ; Tom Scott au ténor ; Michael McDonald une fois encore aux choeurs ; en somme un véritable palmarès pour les Oscars de la musique.

Malgré cette distribution de luxe et le succès de deux titres dans les charts (Hey Nineteen, Babylon Sisters), la critique américaine hésite entre les qualificatifs de soporifique ou d'intello. Peut-être leur reproche-t-on leur origine sociale aisée, leurs études au Bard College (d'où a émergé également un certain Chevy Chase, aujourd'hui un comique très populaire après son passage dans LI Saturday Night Live à la télévision, les « Nuls » américains de l'époque) collège trop chic et trop cher pour être le vivier du rock moderne ?

Huit ans après, Gaucho demeure une valeur Sûre.

Dominique FARRAN

SOIXANTE-SEPTIEME
BORN IN THE USA
Bruce Springsteen.

1984. CBS 86304

L'Amérique profonde chantée par l'anti-star Springsteen. Disque d'analyse sur un pays qu'il aime : le sien. Album passion qui rend compte de la réalité quotidienne d'une Amérique qui bosse ou qui en bave. Celle des usines, des ateliers, celle des petites villes qui se vident de leurs jeunes, l'Amérique du chômage.

La pochette pourrait laisser penser que l'album est à la gloire de l'Amérique « reaganienne » chantée par le « Rambo » de la scène. Erreur. Born in the USA fait plus penser à Dylan et Guthrie qu'à Jackson ou Prince.

Album de bonne musique country, avec des relents rassurants. Retour aux sources, tonalité très agréable. Parmi tous les titres du luxueux coffret CBS sorti il y a deux ans (trois heures vingt de musique non-stop), ceux de Born in the USA ont ma préférence.

Un mot encore qui n'a rien à voir avec notre propos : lors de sa tournée en France, « le Boss » abandonna une grosse partie de son cachet aux mineurs du Forez, le soir de son concert à Saint-Etienne. Ce que Springsteen ne sait peut-être pas, c'est que le succès de son coffret géant avait aussi relancé une usine de pressage de disques dont les trois cents employés allaient être au chômage...

Michel DRUCKER

SOIXANTE-HUITIEME
SEX MACHINE
James Brown.

1970. Polydor PD-2-9004

Rien ne va plus pour James Brown. Son disque « engagé » (I'm Black & I'm Proud) lui a valut l'intérêt douteux et conjugué des Black Panthers et du fisc de son pays. Alors le Parrain de la Soul fait la seule chose possible : il vire le groupe qui l'accompagne depuis dix ans. Et il engage un quarteron de jeunes turcs (les New Dabbs) qui deviennent en une nuit les JBs. Ces jeunots sont, comme on dit, des pointures. Le bassiste s'appelle Bootsy Collins, le batteur Jabo Starks.

Le 25 avril, stimulé par un mémorable concert de retrouvailles avec sa bonne ville d'Augusta, James affrète un jet, entasse les JBs et fonce à Nashville. En douze heures, les huit hommes enregistrent la valeur d'un double album de reprises du répertoire brownien assaisonné d'un nouveau morceau de seize minutes alors intitulé : Get Up I Feel Like Being A Sex Machine.

Dans son furieux désir de mettre les seventies KO d'emblée, James Brown l'ancien boxeur a gravé une formidable démonstration de force. Aujourd'hui encore, je défie quiconque d'écouter la face trois en restant assis « Bada-boum ! Je te demande rien ! Ouvre la porte ! Bam, balam ! Je prendrai c'qui m'faut tout seul, ah ! » La section rythmique tricote un shuffle d'enfer, les saxes jutent et James éructe. Rajoutés après, les applaudissements en boîte ne trompent plus grand monde en 1988. Sauf qu'à ce niveau d'intensité frénétique, il n'y avait rien d'autre à mettre à leur place ! interrogé sur le processus de création du mystérieux morceau Sex Machine en 1986, James a souri d'un air rusé : « J'ai mis bien des choses dans celle-là... bien des musiques aussi... » Que la sorcellerie employée soit vaudou, pas très catholique, voire égyptienne, ne change rien à l'affaire.

Ce qui compte c'est que personne depuis n'a réussi à retrouver le secret de ce groove hypnotique baratté avec un perfectionnisme américain mais qui, dans la seconde où on l'entend, appelle sur toutes les lèvres les deux noms de Dieu en personne : James Brown !

Philippe MANOEUVRE

SOIXANTE-NEUVIEME
AFTER THE GOLDRUSH
Neil Young.

1970. Reprise 6383

Le plus romantique des albums du trappeur canadien, et son numéro un, en pleine CSNYmania. Inspirées par le film du même nom, ces dix chansons (onze si l'on ajoute Oh, Lonesome Me de Don Gibson) apparurent d'ailleurs pour la plupart au répertoire des Beatles américains : Only Love Can Break Your Heart (rejoué à Live Aid), Birds, Don't Let It Bring You Down, Southern Man — un de leurs morceaux de bravoure guitaristique... — Ici, toutefois, seule la voix — précieuse — de Steve Stills vient se mêler au son caractéristique de Crazy Horse, tout juste augmenté de Nils Lofgren, que Young décréta pianiste alors qu'il ne connaissait que quelques accords.

Ballades fragiles, tourments post-adolescents, introspection fiévreuse, âme battue par les vents, tous les éléments du style inimitable de Neil Young sont en place : sincérité absolue, voix haut perchée, à la limite de la brisure (et de la fausseté), mélodies aurifères (c'est bien le moins !).

Goldrush n'est peut-être pas son meilleur album (à titres divers Everybody Knows This Is Nowhere, Zuma et Rust Never Sleeps peuvent y prétendre), mais à tous coups le plus dense, le plus attachant. La première face, à elle seule, est un chef-d'oeuvre, chacun des morceaux une pièce d'anthologie en son genre. Quant à la seconde, moins référentielle, elle ne souffre a posteriori que du stade embryonnaire de When You Dance I Can Really Love, qui donnera plus tard les fastes hendrixiens de Like a Hurricane.

le type même du disque de chevet, auquel on revient incessament dans la solitude de sa chambre, dans les moments de doute et d'abondon, pour y sentir une présence, une chaleur, un sentiment de trouble partagé, de correspondance avec d'autres états, d'autres acteurs de la servitude humaine. Débridé, résistant et tendre comme le roseau qui plie sans jamais rompre, Neil Young le marginal, le dernier des indépendants, c'est aussi la petite lumière qui brille en tremblant au bout de la nuit...

Yves BIGOT

SOIXANTE-DIXIEME
SO
Peter Gabriel.

1986. Virgin 123 761

Un jour, Peter Gabriel, après plusieurs mois de labeur, annonça à Daniel Lanois qu'on recommençait tout... C'est-à-dire les chansons elles-mêmes, non pas « composées » puis fixées, mais modelées sur le tas jour aprés jour... So est une étonnante histoire d'enregis-trement perfectionniste qui réussit, là où il est si facile de s'empêtrer. L'exemple en est bien Sledgehammer, destiné à n'être qu'un exercice de style soul et qui, à mi-chemin, se prend d'une furia dansante.

De la sage silhouette de Peter Gabriel, on n'attend pas l'éclair rock, et pourtant l'ex-protagoniste de Genesis ne manque ni de tripes ni de coeur. Il faut juste le temps que sa tête (de mule) ordonne tout cela.

C'est donc bien lui qui devait concevoir ce So imposant, retrouvailles de l'hédonisme sonore et de la production de pointe. Pleinement contemporain, So l'est aussi par sa spirale instrumentale — et notamment rythmique — universelle réunissant des musiciens de tous les continents, ainsi que par les thèmes abordés dans ces grandes chansons souvent (donc ?) d'un désespoir infini : l'incommunicabilité (Red Rain), l'exclusion Don't Give Up avec Kate Bush), l'angoisse, le déracinement (Mercy Street — chef-oeuvre dans le chef-d'oeuvre). Peut prendre deux ans la prochaine fois s'il veut...

Christian LEBRUN

SOIXANTE ET ONZIEME
BREAKFAST IN AMERICA
Supertramp.

1979. A&M 64747

En 1974, au Bataclan, pour le premier concert de Supertramp, on pouvait se compter du regard dans la salle. Il y avait Philippe Constantin et Lily Boi-jean, Patrice Blanc-Francard, Michèle Abraham, peut-être un ou deux encore, et puis moi. On n'était pas nombreux mais on les aimait fort. Crime of Century, je le connaissais par coeur.

Quand Breakfast in America est arrivé en 1977, la multiplication des petits pains, c'était du gâteau par rapport à la cadence des ventes de l'album. Logical Song avait frappé fort.

En 1980, quand le groupe est venu à Paris et qu'il fallait se battre pour obtenir une place, nous, les rescapés du Bataclan, avons reçu un blouson Supertramp avec notre prénom brodé. Ils ne nous avaient pas oubliés. La classe, quoi !

Marie-France BRIERE

SOIXANTE-DOUZIEME
REALLY
J.J. Cale.

1972. Polygram 630 2206

S'il fallait un poète pour écrire un nouvel Eloge de la paresse, J.J. Cale serait sant doute le mieux qualifié. Le monde, et plus particulièrement celui du rock, devrait lui élever une statue pour avoir déculpabilisé l'une des plus nobles activités du genre humain : en coincer une bonne (bulle).

Entre-temps, il lui aura tout de même fallu inventer un genre bien adapté à la situation. Une manière de jouer et de chanter « laid black », dont profiteront plus tard ses congénères, d'Eric Clapton à Mark Knopfler. Le style existait évidemment avant le bonhomme. Mais il était l'apanage des musiciens noirs, grands flemmards devant l'Eternel, c'est bien connu. Et puis c'était pour eux une façon d'oublier la misère. De l'isoler dans le tissu splendide et dérisoire d'une chanson. J.J. Cale tire du soleil d'autres éblouissements. Et si ses langueurs de blues en évoquent bien d'autres, c'est que la chaleur est la même pour tout le monde. Chance pour lui : personne ne l'oblige à transpirer.

S'il fallait un musicien pour dire la poussière, le silence de midi, le verre de Southern Comfort, le rocking-chair sous la véranda, les doigts de J.J. Cale glissant sur la grosse Martin suffiraient pour tout expliquer, tout excuser. Pas besoin de film, pas besoin de montrer des images : tout est là, tout est dit. Avec cette voix lointaine, à peine sortie de sa somnolence, ses mots qui évoluent entre deux univers, embués de rêve et témoins neutres du « grand spectacle de l'Ouest américain ».

En bon artisan, Cale a quand même pris le temps de choisir ses manufacturiers. Et d'abord un producteur qui sait aussi être un ami : Audie Ashworth, copain de virée motocycliste, compagnon de beuverie, béquille quand tout fout le camp et orfèvre de la mise en cire. L'alter ego parfait en même temps que l'inventeur d'un son. Pourquoi, dès lors, s'imposer de pénibles voyages vers Hollywood-La Mecque quand on a tout, vraiment tout sous la main.

Philippe PARINGAUX

SOIXANTE-TREIZIEME
HORSES
Patti Smith.

1975. Arista 4066

Elle aurait voulu être Rimbaud et Jim Morrison, elle est poétesse (deux recueils publiés), dramaturge (une pièce avec Sam Shepard), journaliste (Cream Magazine) : Patti Smith aura fait un passage désordonné mais remarqué sur la scène new-wave à Manhattan, milieu 70. Spécialiste d'une forme de « talk over » académique, accompagnée à la guitare par Lenny Kaye, elle se retrouvera vite sur les marches de ces palais maudits : les Max's Kansas City, CBGB, Bottom Line, où évoluent dans une ambiance de fin du monde des personnages déterminés à faire de Downtown un haut lieu de la contre-culture du rock, déjà bien aseptisé, qui règne à l'époque sur un show business particulièrement cynique. Clive Davis, ex-Pdg de CBS, la signe sur son nouveau label Arista, persuadé de devenir ainsi le pape de la new-wave.

La prêtresse Smith, aidée à la production par le mythique John Cale, lui donnera l'album Horses. Huit titres dont on retiendra l'énergie et le caractère hynoptique, mais aussi une impression générale de fouillis, comme si notre égérie voulait trop en faire. Horses n'est pas un grand album, malgré son Gloria, mais plutôt un témoignage à chaud sur une période d'un art-rock plutôt artificiel où le contenu cédait le pas à l'image, à la forme.

Dominique FARRAN

SOIXANTE-QUATORZIEME
CLOSER
Joy Division.

1980. Virgin 70 162

Un nom de sinistre mémoire empruntté aux divisions de la joie, ces quartiers des prostituées dans les camps nazis de la dernière guerre.

Joy Division, à peine le nom du groupe prononcé, on évoque déjà la souffrance, la torture et la mort. L'amour aussi, mais à quel prix ? horreur et fascination. Closer : plus près. Plus près de toi mon Dieu. Quand l'album sort en juillet 1980, Ian Curtis, le chanteur du groupe, s'est pendu depuis déjà deux mois, quelques jours avant le départ de la première tournée du groupe aux Etats-Unis.

Ce 17 mai 1980, Joy Division vient tout juste de terminer l'enregistrement de ce deuxième album. Closer. Produit comme le précédent par Martin Hannett qu'il faut considérer comme le cinquième membre du groupe, le « façonneur » de la musique de Bernard Albrecht (guitare), Peter Hook (basse), Steves Morris (batterie) et Ian Curtis chant. Treize jours et treize nuits de séances au studio Brittania Row à Londres et non plus à Manchester d'où le groupe est originaire. Un changement de cadre qu'on espérait propice à atténuer les angoisses de Ian Curtis, être tourmenté très atteint par des problèmes affectifs qu'un psychisme des plus fragiles n'aidera pas à surmonter.

Issu du mouvement punk de la fin des années 70, l'univers de Joy Division reste celui des souffrances d'un individu en quête d'absolu, oppressé par l'angoisse d'un monde incompréhensible, mais là où les Sex Pistols crachaient leur haine et leur mépris dans une action nihiliste d'une rare violence, Joy Division nous entraîne dans une démarche bouleversante d'émotion plus proche de la grande tradition romantique. La musique est à l'image de la pochette de cet album, d'une rare pureté esthétique. Grave, belle, sobre, troublante, obsessionnelle et dramatique empreinte de cette force inconnue et irrésistible qui pourrait être simplement la foi née de l'angoisse d'un individu devant l'incohérence de sa vie.

Manque peut-être un peu de recul et ce sens de l'humour et du dérisoire indispensable à tout être lucide qui veut éviter le pire.

Bernard LENOIR

SOIXANTE-QUINZIEME
ABRAXAS
Santana.

1970. CBS 32 032

Carlos Santana. Torturé, grimaçant, le sustain à fond, couché sur le gros Marshall — un ampli, rien d'autre — telle est l'image que Woodstock nous a léguée. Peu importe aujourd'hui, 18 ans après la sortie de cet album, de savoir si Carlos est un petit maître ou l'un des pionniers oubliés de la génération magique. Abraxas et le deuxième album du groupe que CBS vendait sous le label Latin Rock.

Carlos Santana est né à Autlan, au Mexique, fils d'un musicien mariachi. Sa musique, alors qu'il monte en Californie en 1966, juste à temps pour ne rien rater du Flower Power, c'est celle d'un petit chicano de son temps, avec, en plus, de l'héritage du papa, pas seulement la musique mexicaine mais toute la culture latino (Cuba, Puerto-Rico) que de grandes métropoles comme Miami ou New York avaient déjà contribué à faire connaître dans les années 40 et 50. Ses héros s'appelaient Tito Puente, Celia Cruz, Ray Barreto.

En 1966 à San Francisco, la musique est là partout dans les rues, le Grateful Dead qui joue gratuitement pendant des heures pour tous, l'Airplane, Mike Bloomfield et Al Kooper, les pionniers du blues blanc avec qui il va enregistrer son premier album : Succès instantané. Toutes les radios jouent Jingo et Billy Graham, le promoteur du fameux Fillmore ! West soutient à fond le groupe.

Abraxas est le dernier album de cette période faste, où la guitare messianique de Carlos dans Black Magic Woman partage la vedette avec les merveilleuses percussions de Chepito Areas et de Mike soutenues par le meilleur batteur de l'époque, Mike Shrieve. Presque vingt ans plus tard, Abraxas se ré-écoute oute avec le cachet particulier qu'on accorde a un classique oublié.

Patrice BLANC-FRANCARD

SOIXANTE-SEIZIEME
SUICIDE
Suicide.

1977. Red Star Records Bro 2026

Suicide passait pour une attraction foraine, on s'est aperçu ensuite qu'il inaugurait les années 80 (cold wave, synthétique, industriel). Son premier album conserve à jamais le charme monstrueux des mutations.

Sur scène comme sur disque, Suicide est un duo. Alan Vega, brun teigneux qui voudrait chanter comme Elvis, hurle de terreur dans sa chambre d'écho. Martin Rev, échalas, manipule une quincaillerie : petits orgues, boîtes à rythmes, pédales. Le résultat ne ressemble à rien. L'électronique des planants teutons et du jazz-rock irradie enfin les obsessions morbides binaires, motards fantômes, fusées, G.I's osychotiques (Frankie Teardrop, fait divers sanglant égrené sur dix minutes d'angoisse pure, donne une idée des shows-cataclysmes de Suicide à l'époque).

Malgré ses maladresses ou à cause d'elles, prises de son hasardeuses, chansons répétitives ou incohérentes et fins de morceaux en catastrophe, l'album dégage une atmosphère glauque entêtante qui fait encore tout son effet aujourd'hui. On ne saurait en dire autant de la suite, jusqu'à la reformation ratée de Suicide l'année dernière. Le panthéon du rock accorde toujours une place de choix à ses meilleurs perdants, et le Suicide de 1977 en fait incontestablement partie.

BIZOT-LENTIN

SOIXANTE-DIX-SEPTIEME
THE DOCK OF THE BAY
Otis Redding.

1968. STAX 69009P

Pas besoin de faire appel à un quelconque sens critique ou à une volonté d'analyse pour célébrer le génie brut de l'enfant de Georgie qui chanta d'abord dans les églises et fut influencé à l'école par un certain Little Richard.

Tout le monde est d'accord : Joe Tex, Percy Sledge, Sam and Dave, Otis était le chanteur de soul le plus important de sa décennie.

Je crois d'ailleurs que l'étiquette « soul » est impropre. La force, le jus incroyable dans la voix et dans le rythme, la mélancolie et l'humour, la capacité de faire rebondir la ligne mélodique comme les cris d'un train dans la nuit ou les saxos dans les boîtes, la qualité viscérale, brûlante, l'émotion qui se dégage de cet album vont bien au-delà de toute définition.

Peut-être sa mort dans un accident d'avion, à l'âge de vingt-six ans, a-t'elle donné à Sittin' on The Dock Of The Bay sa dimension de succès à titre posthume, comme cela arrive souvent. Je pense néanmoins que Otis est irremplaçable. Il a la truculence, la puissance, la simplicité des grands chanteurs noirs américains, qu'ils soient venus du rock, du negro spiritual, du rythm'n' blues, etc.

Le solo de guitare exécuté par Steve Croper ajoute une pierre à ce monument que je ne pourrai jamais écouter sans revoir d'un seul coup des pans entiers de mes voyages et de mes rencontres dans les ultimes années 60 aux Etats-Unis. Nostalgie... Nostalgie...

Philippe LABRO

SOIXANTE-DIX-HUITIEME
RAW POWER
Iggy and The Stooges.

1973. CBS PC 32111

Il mérite parfaitement son titre : MC5 à côté, c'est Sinatra, et les Pistols, la reine d'Angleterre. Aujourd'hui, faut être d'humeur pour se taper les deux faces de cet hymne permanent à la saturation : comme musique-à-embêter-les-parents, c'est idéal, et parfaitement prémonitoire de l'époque Punk.

Comme on comprend l'amitié qui lie Iggy Pop à David Bowie, lequel d'ailleurs a mixé ce disque : Iggy a tout ce qui lui manque, y compris une bonne dose d'inconscience. La liste des titres est clairement signifiante : Search And Destroy, Gimme Danger, Your Pretty Face Is Going to Hell, Penetration, Death Trip, rien que du délicat et du sensible.

Bête de scène, exhibitionniste forcené et amateur de gros havanes, Iggy Pop aurait connu un succès plus large si l'image avait pu accompagner ce déploiement de force tendue que le microsillon ne rend qu'imparfaitment. Rien à voir avec le hard-rock pieds-de-plomb sur sono gonflette.

Iggy, c'est un pur, un naïf comme on le dit des peintres, certes construit pour la vitesse, mais pas pour le confort. Et dans un monde où populaire se confond avec mollasson, Iggy a tenu le flambeau de la révolte adolescente, qui n'est pas la pire des valeurs véhiculées par ce bon vieux rock'n' roll.

Pierre LATTES

SOIXANTE-DIX-NEUVIEME
DIRE STRAITS
Dire Straits.

1978. Polygram 910 2021

En pleine new wave aseptisée, quatre inconnus sans look se permettent de jouer et de chanter. En ayant le culot, pour des Anglais, d'avoir digéré la culture country-folk. Plus qu'une surprise, ce fut un brin de fraîcheur que cet album des frères Knopfler renouant avec le passé au temps du délire « no future ».

Mark, compositeur, guitare rythmique et solo, et aussi chanteur, a un phrasé de voix marqué par Dylan, et ce sera un juste retour des choses que le vieux Zim fasse bientôt appel à lui. On a pensé aussi beaucoup à l'influence de l'agileté et des ciselures de la guitare de J.J. Cale, bien que Rolling Stone n'hésitât pas à écrire que Knopfler visait le créneau du succès de Fletwood Mac.

On se souvient surtout du tube Sultans of Swing dont le titre est tout un programme (une chanson rock à propos d'un orchestre de jazz) et qui fit de Mark Knopfler, un nouveau héros de la Fender Stratocaster. C'est d'ailleurs ce titre que le groupe naissant avait enregistré en maquette et que le DJ Charlie Gillett avait diffusé dans son émission de la BBC, attirant l'attention du public et des maisons de disques. Et c'est seulement après avoir assuré la première partie de la tournée européenne des Talking Heads que Dire Straits s'était mis en studio. Résultat : un million de ventes en 1978.

François JOUFFA

QUATRE-VINGTIEME
STEPPENWOLF LIVE
Steppenwolf.

1970. Dunhill Records 519075

Tout pour plaire. Oui, John Kay avait tout pour satisfaire le goût de son public pour les héros révoltés mais bandants, les poètes taciturnes qui savent brûler à l'heure de la scène, les dandies sanglés de cuir et drapés de satin noir.

Kay était allemand. Mais l'Amérique n'avait pas encore découvert le chauvinisme. Et le Canada, où s'était formé Steppenwolf, jouissait du prestige attribué aux pays non engagés dans le conflit vietnamien. Vancouver, Toronto étaient le refuge de ceux qui savaient dire non. Des symboles pacifiques. En harmonie avec le feeling d'un Neil Young ou d'une Joni Mitchell. Mais tellement éloignés des hurlements du Loup des Steppes...

De tous les romans d'Herman Hesse, ils avaient choisi le plus sombre, le plus désespérément solitaire. Oubliant Siddharta qui, pourtant, collait tellement mieux à l'époque ! Abandonnant le Grateful Dead, avec qui ils avaient pourtant chevauché botte à botte dans la caravane des Merry Pranksters, les Hell's Angels préféraient adopter Steppenwolf : le nom sans doute, évocateur de quelque confrérie des loups.

Mais, surtout, la chanson Born to Be Wild, hymne au vent, à l'autoroute, au son grave des Harley « on the run ». Du cuir de John Kay à celui de Freewheelin' Frank, il n'y avait qu'une différence de propreté. Cirage pour l'un, cambouis pour l'autre. Mais, au fond, la même révolte, la même sensualité brute, les mêmes refus. Peu importe si Kay n'était peut-être rien d'autre qu'un Vince Taylor un peu plus malin et mieux adapté à son temps. Comme figure emblématique, il ne souffrait guère des comparaisons : Jim Morrison, pour le côté animal. Dylan ou Phil Ochs, pour l'engagement politique...

Et, derrière lui, un groupe phénoménal, hard avant l'heure, blues comme il faut, rock and roll toujours, qui aurait plus tard l'intelligence de se saborder avant que de sombrer dans l'autoparodie. Vingt ans après, les breaks de Born to Be Wild sont encore intacts, dans toute leur violence et leur nécessaire précision.

Philippe PARINGAUX

QUATRE-VINGT-ET-UNIEME
LADY SOUL
Aretha Franklin.

1968. Atlantic SD 8176

Son père, « prêcheur électronique » à la «voix d'un million de dollars », l'élève avec ses frères et soeurs dans le milieu du gospel business. Elle y rencontre la grande chanteuse Clara Ward. Un jour, à l'enterrement d'une tante, Clara chante Peace in the Valley et, dans un grand moment d'exaltation, jette son chapeau au sol. « C'est là, raconte Aretha, que j'ai décidé de devenir chanteuse. »

Une jeunesse pas très heureuse d'enfant prodige, des années mal digérées chez CBS, un premier mariage. Et soudain, la révélation : la fameuse séance Atlantic de Musle Shoals (Alabama). Un accord magique sur le piano, cette voix qui monte, transcendante : « You're no good, heartbreaker... » et le monde entier craque. Aretha Franklin, personnification du meilleur de la meilleure musique populaire de notre temps, la musique noire américaine, entre terre et ciel.

Lady Soul, son troisième album Atlantic, est typique de son génie et de ses faiblesses. Aretha est aussi à l'aise sur les blues les plus traditionnels que sur les standards les plus blancs, mais on a l'impression que ses moments magiques nécessitaient tout un environnement, qui ne devait pas être si facile que ça à susciter. Dans Lady Soul où, comme à l'habitude, elle se montre aussi formidable pianiste, ses accompagnateurs sont à la hauteur : King Curtis au ténor, Bobby Womack, Joe South à la gratte, et Roger Hawkins à la batterie, ça ne fait de mal à personne. Mais ce qui frappe surtout, c'est sa capacité à s'approprier une chanson, à rajouter du sens à des mots parfois bien communs.

Alors, comment ne pas marcher dans sa combine, malgré les arrangements de Ralph Burns sur Natural Woman, avec des titres comme Chains of Fools, Ain't No Way, le Money Won't Change You de James Brown, ou encore Since You've Been Gone? De même qu'il est prudent de se méfier des gens, comme disait W.C. Fields, qui aiment les enfants et les animaux, ceux qui n'aiment pas Aretha sont bien capables de voter Le Pen.

Pierre LATTES

QUATRE-VINGT-DEUXIEME
MANSET
Gérard Manset.

1975. EMI 2 C 066-13038

« Pour vendre des chansons, il faut un moral de marchands de canons. Manset fait des chansons, c'est différent. Il les chante, elles ne tuent pas n'importe qui. » Etienne Roda-Gil, avril 1975.

Roda écrirait certainement la même chose aujourd'hui. Manset, on le trouvait différent, il faisait déjà ses voyages immobiles dans sa tête avant de pouvoir les entreprendre vraiment. Tu ramenais des cailles de tes retours de chasse, devant les regards ébahis de tes copains (1) et moi je les plumais en écoutant Animal on est mal. Et quand ta femme disait : « Je crois que Gérard va repartir », on savait déjà qu'un nouvel album te chatouillait le coeur. Et nous, on l'attendait, sachant que les chansons, les unes après les autres, seraient mieux que les diapos des retours.

Y a une route, Il voyage en solitaire, On sait que tu vas vite, Qu'il est loin le temps devant nous, Attends que le temps te vide, Rouge-gorge, C'est un parc...

Je viens d'apprendre par notre copine Tony que tu avais décidé de sortir le compact du Voyage en solitaire... Même que vous venez de me l'envoyer... Je vous laisse. Je vais l'écouter.

(1) Les copains de l'époque : Julien Clerc, Etienne Roda-Gil, Maurice Valet, Franck Lord, Bertrand de Labbey.

Marie-France BRIERE

QUATRE-VINGT-TROISIEME
MIE AND BOBBY MC GEE
Kris Kristofferson.

1973. Monument Records 30817

Dans les années 60, les intellos et rockers méprisaient cordialement la country, cette « soupe à red necks » parlant de Dieu, de patrie, de famille, du travail. Tout ce qu'ils contestaient, et, entre autres, l'engagement au Vietnam. Musique de « crétins »... Jusqu'à ce que Dylan s'en empare (cf. Nashville Skyline) et surtout que Kris Kristofferson lui donne ses lettres de noblesse en la déniaisant.

Car voilà, ce blondinet aux yeux bleux débarqué de sa cambrousse pour tenter sa chance à Nashville raconte des histoires. Elles font la différence.

C'est Johnny Cash, le pape de la country, qui va le découvrir. Involontairement. Pour arrondir ses fins de mois, l'apprenti chanteur est devenu homme de ménage dans les studios CBS. Il harcèle Cash de cassettes dans l'espoir de lui faire enregistrer un de ses titres. Mais Johnny trouve que Kris chante comme une gamelle et, sans même écouter les paroles, il se débarrasse des bandes en les jetant dans un lac près de sa maison. Un jour, Kris confie deux chansons à June Carter (Mme Cash), c'est elle qui convaincra son mari. En 1969. Sans prévenir, Johnny Cash chante Sunday Morning Coming Down lors d'un show TV et c'est le triomphe. Du coup, il enregistre également l'autre : Me And Bobby McGee. Nouveau succès. La semaine suivante, il emmène Kristofferson au Newport Folk Festival et le propulse sur scène. Une star est née.

Il l'est toujours (et en plus vedette de cinéma, rappelez-vous les Portes du paradis, le film de Cimino). Mais il reste avant tout un auteur repris par tout le gotha de Nashville : de Brenda Lee à Willie Nelson, sans oublier... Johnny Cash : Here Cornes That Rainbow Again ; The Harder They Fall ; Casey's Last Ride ; The Sil ver Tongued De vil And I ; Stran-ger, etc. Sacré raconteur d'histoires. Apprenez vite l'anglais.

Claude VILLERS

QUATRE-VINGT-QUATRIEME
MC CARTNEY
Paul Mc Cartney.

1970- EMI 1043 1941

Question : « Qu'est-ce qui vous a poussé à faire un album solo »?
Réponse : « J'ai hérité d'un Studer quatre pistes, j'ai enregistré en jouant de tous les instruments ; j'ai aimé le résultat et décidé d'en faire un album. »

Jolie pirouette pour un McCartney en plein désarroi qui cache mal la douleur du divorce de son « frère » John. Cette petite phrase fait partie d'une mini-interview concoctée par Paul et envoyée par coursiers à tous les journaux londoniens quelques jours avant la sortie de son premier album solo, en avril 1970. Elle sera également insérée dans la pochette anglaise, affichant ainsi une véritable déclaration d'indépendance : il n'y dit pas quitter les Beatles pour de bon, mais la presse fera le reste et la bombe éclatera le lendemain.

Paul était le dernier Beatle à avoir son album solo, mais la bagarre devait prendre toute son ampleur quand il annonça son intention de le sortir avant le Let It Be, oeuvre collective revue et corrigée par la star producteur Phil Spector. Ringo, envoyé en ambassadeur, se verra invectivé et peu poliment éjecté du domicile de son camarade de travail. L'album sera dans les bacs à la date prévue, le 17 avril.

La presse, quasiment unanime, semble avoir décidé de se venger. Les critiques sont acides : « Une ébauche d'album... une maquette... un travail d'apprenti... », dur à prendre pour celui qui devait, en 1979, rentrer dans le Guiness Book Of Records comme le plus grand artiste du siècle. Le public sera tout de même plus tolérant : l'album restera numéro un pendant quatre semaines aux Etats-Unis et Paul empochera quelque 487 000 livres sterling en royalties avant la fin de l'année 1970.

A la réécoute en 1988, cette production très « cosy », ambiance coin du feu qui exalte les vertus de la vie de famille, de l'amour tendresse et du « home sweet home », préfigure bien du talent à suivre de ce formidable et prolifique auteur compositeur de Silly Love Songs, petites perles qui nous font oublier le quotidien. Man We Was Lonely: oui, Paul, tu te sentais seul, mais May Be Amazed, tu nous as épatés.

Dominique FARRAN

QUATRE-VINGT-CINQUIEME
RUMOURS
Fleetwood Mac.

1977. WEA K56344

Cet album sorti en 1977 restera dans les charts jusqu'à la fin de la décennie et fera du Mac un des plus gros vendeurs des années 70. En cette époque bénie, le groupe fête ses dix ans d'existence, même s'il ne reste alors de la formation originelle que Mike Fleetwood et John MacVie.

Au sein du groupe se succèdent des gens tels que Peter Green ou Bob Welc ; six ans de flottement sans aucun hit et la formation d'un groupe parallè qui part, sous le même nom, à sa place, en tournée aux States.

Le nouveau souffle est apporté par les deux donzelles, Christine MacVie, Stevie Nicks et le guitariste à moitié demeuré Lindsay Bunckingham. A eux trois, ils signent la totalité des titres de Rumours. Chacun y trouve son compte, les musiciens aux styles et influences très divers forment un noyau compact au point que Christine convole avec John, Lindsay et Stevie vivent une liaison cyclonique pour l'entourage. Seul le grand Fleetwood reste un mystère.

Rumours est le résultat direct du choc de ces personnalités. Ballades des plus « West Coast », aux titres plus enlevés, le dosage est nickel sur toute la ligne. La voix de Stevie Nicks a un pouvoir de séduction qui dépasse toutes les limites, Christine MacVie compose les mélodies les plus efficaces, quant à Lindsay, il est un arrangeur et un traficoteur de sonorités des plus redoutables. La face A est composée de cinq standards en puissance : Dream, Never Going Back Again, Don't Stop (qui fit l'objet d'une adaptation en français signée Richard Anthony), et surtout Go Your Own Way. Idem pour la face B.

Certes, l'album n'a pas marqué d'une encre indélébile la plupart des mémoires, mais à la réécoute, on se rend compte que Rumours est le genre de petit bijou qui ne prend aucune ride et qui fait toujours plaisir à redécouvrir. Songbird, The Chain, Gold Dust Woman sont la preuve que la côte ouest n'est pas seulement le berceau d'une musique sénile réservée aux usagers de free-ways.

Marc TOESCA

QUATRE-VINGT-SIXIEME
SAIL AWAY
Randy Newman.

1972. Reprise Records MS 2064

« Je me déguiserais en banane pour avoir du succès », déclarait le meilleur auteur-compositeur de l'ère rock. Mais ce sont Joe Cocker, Alan Price et Ray Charles qui, avec You Can Leave Your Hat on, Simon Smith and The Amazing Dancing Bear et Sail away, tirés de ce premier album de studio, ont vendu du vinyle. Randy Newman, lui, entamait ainsi une confortable carrière, marquée essentiellement par des succès d'estime et des échecs commerciaux. Sur un rythme lent, il est vrai, dû à une flemme légendaire : il lui fallut six mois pour peaufiner l'orchestration de Sail away, le titre phare de l'album !

Mais, comme dans ces deux précédents trente-trois tours (enregistrés live, genre dans lequel il excelle, seul au piano), son humour décapant s'exprime en plein, sa vision iconoclaste des valeurs collectives, des hypocrisies et absurdités de masse donnent toute leur mesure. Avec, en prime, et pour la première fois, la démonstration de son génie de l'orchestration et de son talent de mélodiste.

Que ce soit dans Sail Away (le boniment d'un trafiquant d'esclaves vantant la vie en Amérique), dans Lonely at The Top (couplet ironique sur la solitude de la star), dans Political Science (toutes les bonnes raisons pour lancer une attaque nucléaire sur le reste du monde vues par un Américain moyen) ou encore God's Song (où Dieu explique qu'il aime le genre humain puisqu'il est assez fou pour l'aimer Lui), Newman s'affirme comme un satiriste, un pamphlétaire, un champion de l'ironie, du deuxième degré. Mais, et c'est ce qui fait la force du talent qui éclate sur cet album, le regard sans complaisance qu'il porte sur l'humanité et son pays, est toujours empreint de compassion.

Comme sur tous les albums qui suivront, les mélodies simples, presque désuètes des titres de Sail Away, le phrasé abîmé, funky, de Newman et les aspérités nonchalantes de sa voix s'inscrivent sur une partition orchestrale quasi cinématographique, sophistiquée, qui flirte avec le rock californien lorsque la guitare de Ry Cooder intervient.

Lionel ROTCAGE

QUATRE-VINGT-SEPTIEME
BURNIN'
The Wailers.

1973. BMG 203 202

En 1974, quand sort Burnin', Bob Marley est au mieux pour les aficionados, le chanteur des Wailers. Pourtant au début des années 70, Island Records, la maison de disques qui a le vent en poupe, décide de sortir en grande diffusion un drôle d'album en forme de zippo bleu, qu'on ouvre comme le célèbre briquet et dont on extrait d'une pochette de papier noir un disque de vinyle apparemment normal. La normalité s'arrête là où le diamant commence à lire la gravure du sillon : Tchikka Poppa Tchikka, Tchikka Poppa Tchikka...

En 1973, le monde du rock dont le coeur balance entre les Allman Brothers, Neil Young, et T. Rex découvre la syncope chaloupée du reggae, la rythmique lame de rasoir des Wailers et la voix chamanique de son leader charismatique. Quand Island décide fin 1972 de publier Catch A Fire non pas sur sa sous-marque (Trojan), mais sur le grand label lui-même, un homme triomphe (Chris Blackwell), un autre entre dans l'histoire (Bob Marley), une musique (le reggae) jusque là consommée presque uniquement par les Jamaïcains — immigrés ou insulaires — passe à la postérité.

Chris Blackwell, le producteur de Catch A Fire et aussitôt après de Burnin, a passé toute sa jeunesse en Jamaïque. Il a vu les Wailers galérer depuis 1964 (!), il SAIT. Il sait que cette musique a une chance... Il sait que c'est un moment privilégié dans la vie d'un groupe lorsque les années passées ensemble l'ont mis en position de produire le meilleur de lui-même avant que la machine à marketer ne balance l'anesthésique.

Blackwell sera l'instrument et Marley le prophète. Avec ses reprises de la fin des sixties, Duppy Conqueror, Small Axe, avec Get up Stand up et I Shot The Sheriff dont Eric Clapton fera plus tard un lift mondial, Burnin' est l'album fondamental des Wailers, le cri le plus authentique d'un Rastaman qui n'avait pas encore conquis la planète...

Patrice BLANC-FRANCARD

QUATRE-VINGT-HUITIEME
ALAN VEGA
Alan Vega.

1980. Celluloid 529 568

Album rock, album guerrier d'un personnage qui pourrait incarner la face noire de l'univers binaire. Mais qui, grâce à ce premier album de l'après-Suicide (avec Martin Rev), exprime l'ultime inutilité de tous les rêves ramenée à celui du rock. Etre Elvis ou un remake des années 50, une émanation parfaite du New York du Velvet, du Berlin de l'époque la plus sombre, cousin aussi maudit que Iggy Pop, grande et nouvelle pauvreté, demi-dieu de cuir vêtu, Little Richard sans tralala, Alan Vega, avec Juke Box Baby, Kung Fu Cowboy, Speed-way, Bye Bye Bayou et Ice Drummer, rentre dans le genre comme dans le chou, nu sous son cuir noir, démuni, brûlant, obsédé, perdu d'avance.

Dans ce trip doucereux comme la dope pure, presque seul (la guitare de Phil Hawk lui donne une réplique parfois tendre, parfois incantatoire), Juke Box Baby nous promet du binaire pur et dur, et nous transforme dans un univers clos tournant sur lui-même, syncope et révolution, hypnose et nerfs en pelote, speed et confort. Boîte à rythmes, tambourin, guitare et chant-contines avec voix fragile à dérapage incontrôlé, les ingrédients après mixage sont pourtant et avant tout militaires par leur rigueur et leur vigueur belliqueuse. Mais aussi, et c'est encore là que cet album dérange comme on imagine que doit déranger le « vrai » rock, il s'agit d'un travail de sauvage. De païen vu par des bigots, de brave vu par les tuniques bleues, tout juste bon à s'exhiber.

On cherchera en vain une trace de cet album aux Etats-Unis où, même lorsqu'il est sorti, les charts étudiants l'ont complètement ignoré. On cherchera en vain la trace de cet album en Europe où pourtant quelques dizaines de milliers d'exemplaires se sont vendus : quand le vinyle aura rendu l'âme, il y a peu de chance pour qu'on le réédite en compact. C'est dommage et, en un sens, c'est terrible. Car il démontre que, contrairement à ce que l'on croit, le rock n'est pas mort lorsque Elvis est parti faire son service militaire.

Lionel ROTCAGE

QUATRE-VINGT-NEUVIEME
LE BEAU BIZARRE
Christophe.

1978. Polygram 824 7921

Moi, l'album que je préfère de Christophe, c'est Les mots bleus (1974). C'était au temps où Jean-Michel Jarre écrivait des paroles géniales sur les musiques des autres. C'était au temps où le dernier de Bevilacqua faisait s'envoler le piano blanc de l'Olympia. Mais il semble que la majorité de ceux qui ont fait la sélection des albums ait plutôt choisi le Beau Bizarre (1978). Consensus oblige, je m'incline...

OK, changeons d'ambiance : un peu menteur, le héros déchiré, le Beau Bizarre, saute du scooter, de toute façon, j'aime Christophe et même... Bob Decout pour ses paroles !

PS : j'ai essayé de joindre Christophe au téléphone pour savoir si je ne mélangeais pas trop les dates. Nobody sur la ligne. S'il a mis ses lunettes et si ça n'est pas écrit trop petit, qu'il m'appelle. Merci !

Marie-France BRIERE

QUATRE-VINGT-DIXIEME
PARIS 1919
John Cale.

1973. Reprise Records MS 2131

Un parfum de fin d'époque ; le récit d'un rescapé, entre cicatrices et désillusion. Survivant du Velvet Underground et des abysses conjuguées de l'avant-garde et de l'avant-bras, le compositeur gallois, réfugié à Los Angeles, se souvient d'un continent qu'il a abandonné à sa lente décrépitude.

Comme un long voyage aveugle mais nécessaire, il retrace son itinéraire flou et imaginaire à travers le temps, la géographie et les impressions qui collent à sa mémoire, assorties de sagesses définitive de vieil ivrogne agrippé au peu de choses qu'il s'imagine encore connaître : « Nothing frightens me more/ Than religion at my door », ou « A simple case of them or me/ If they're alive, then I am dead. » Lendemains de combat, odeurs de poudre ; réminiscences encore tièdes, huit chansons touchées par la grâce ( Macbeth, le seul « rock », jure) : mélodies et arrangements oscillent entre chanson et héritage classique européen, relevé d'un soupçon de tradition américaine (la guitare, slide ou steel, de Lowell George, non crédité).

Ce sera la seule fois que Cale, bientôt possédé par ses divers démons, réussit un album de bout en bout. Plus tard, son génie se diluera au fil d'albums décousus ou excessifs, malgré de belles promesses (Fear, Slow Dazzle, Music for A New Society).

Là, de Andelucia à Hanky Panky Nohow, de Child's Christmas in Wales à Graham Greene, il réalise la plus parfaite synthèse entre instruments d'orchestre (cordes, bois et cuivres) et d'accompagnement (pianos, guitares et batterie) depuis Revolver. Plus encore qu'à Procol Harum, on pense parfois à une version « conservatoire » du Band. Un album proustien, avec ce qu'il implique de nostalgie, de narcissisme et de meurtrissures.

Et le monumental témoignage d'un talent instable, intermittent, qui, du Velvet Underground and Nico au Horses de Patti Smith, aura indéniablement marué son époque, même s'il en est réduit aujourd'hui à produire Lio. Que fait Wim Wenders ?

Yves BIGOT

QUATRE-VINGT-ONZIEME
CABRETTA
Mink DeVille.

1977. EMI 2 C066-86137

On aurait pu désespérer de la production rock balayée par le raz-de-marée pop et disco et apparemment bouleversée par l'invasion punk. Mais Willy DeVille venait de séduire le producteur Jack Nitzche et Cabretta allait remettre, cette année-là, les pendules à l'heure. Non, le rock traditionnel n'était pas moribond, au contraire, à l'écoute de Venus of Avenue D, One Way Street, Gunslinger, She's So Though, Cadillac Walk (écrit par Moon Martin) ou Can't Do without You, il apparaissait en pleine renaissance.

Mink DeVille, le groupe, avait peu d'importance en fait. Si peu qu'on a longtemps cru qu'il s'agissait du surnom de Willy DeVille, le principal auteur-compositeur, guitariste et le chanteur du groupe. C'est sa voix braillarde et les ingrédients primaires de la musique (riffs, breaks, chorus) qui séduisaient. Et la production de Nitzche, bien sûr, puisée aux sources de son travail avec les Stones (surtout dans le jeu des guitares et des claviers).

Et puis le personnage aussi portait déjà sa part de légende inscrite en plein dans la cosmogonie du rock. On le disait fils du bayou et natif de Puerto Rico (en réalité il est né à New York). Il possédait tous les disques d'Edith Piaf, admirait Charles Dumont (!) et Françoise Hardy, rêvait du cimetière du Père-Lachaise et de l'Olympia. Il était cool et déglingué. Et sur ses pas marchait sa petite mort, un bout de femme plus noire qu'un corbeau, à la bouche en cicatrice, un diamant dans l'incisive (comme lui-même d'ailleurs), et qui partageait sa vie depuis qu'ils s'étaient décrétés solitaires éternels dans un monde où les cris se perdent dans l'indifférence généralisée et les doses coupées.

Depuis, comme était écrite la légende, Willy a tué Mink et s'est épuisé dans la vie quotidienne, rythmée par d'autres albums fondus dans la masse, des tournées en Europe, un succès décroissant, des managers avides, des cures de désintoxication. Bref, la routine. Reste ce point vinyle dans le temps rock, et qui le marque.

Lionel ROTCAGE

QUATRE-VINGT-DOUZIEME
BIRDS OF FIRE
Mahavishnu Orchestra.

1973. CBS 32280

On s'est un peu ennuyé dans les années 70. Il faut dire qu'on avait été gâté au croisement des deux décennies par la variété des styles proposés et l'innovation énergique qui semblait régner au royaume du rock : découvrir chaque semaine un Hendrix, une Joplin, un Redding, des Doors et autres Cream, Credence, Traffic, Elton, Chicago, Zeppelin, Simon and Garfunkel, Santana, Marvin Gaye, Fleetwood Mac, Rod Stewart, Crosby, Stills, Nash and Young, Stevie Wonder (qui avait déjà bien grandi), Michael Jackson et ses frères, autant de talents à jamais consacrés. L'énergie est là, le business aussi : le chiffre d'affaires du rock double en cinq ans, de 1967 à 1972.

Dans un monde d'identités merveilleusement commercialisées, McLaughlin fait figure de « lone ranger » dispersé. En fait, il est déjà l'exemple du créateur moderne, international et polyvalent. Guitariste extraordinaire et autodidacte, ce gentleman dandy du Yorkshire a déjà donné dans le jazz traditionnel, le rythm'n' blues avec Graham Bond, Brian Auger et même Georgie Fame (première période), le rock avec Eric Clapton et Jack Bruce, le jazz progressif avec le saxophoniste John Surman et le bassiste Dave Holland. Emigrés aux Etats-Unis à la fin des années 60, il se trouve deux gourous de choc : Sri Chimnoy pour la tête et Miles Davis pour le coeur et la musique.

Miles, grand alchimiste du jazz rock dont les productions de l'époque seront de véritables tremplins pour ses partenaires et élèves : Joe Zawinul (Weather Report), Chick Corea, Keith Jarrett et Herbie Hancok qui développera son enseignement vers un funk très lucratif. Avec In A Silent Way et Bitches Brew, Miles se fait le Marco Polo d'un territoire inexploré.

Le maître ne s'est pas trompé et McLaughlin transforme vite l'essai en montant le Mahavishnu Orchestra, une formation puissante qui inclut les talents combinés du Tchèque Jan Hammer aux claviers et Billy Cobham batteur désormais superstar, pour donner avec Birds of Fire, leur deuxième album, l'une des oeuvres les plus sophistiquées qui aient eu la chance de fréquenter longtemps le Top 50 américain de l'année 1973.

Dominique FARRAN

QUATRE-VINGT-TREIZIEME
SEVENTEEN SECONDS
The Cure.

1980. Polydor 2383 574

21 ans, second 33t, 17" et 37' en 1980: entre 10/15 et One Hundred Years, The Cure n'est encore qu'un fan-club, Bob Lunaire enregistre comme on rêve dans Peter Ibbetson. Tête rentrée, mi-limbes mi-lubie, son groupe de Camus no future est en train de sauver le « destroy » du désastre.

Tout silence, ce songe d'une nuit d'hiver est, dans le prisme Cure 1978-1988, littéralement secondaire. Et d'autant plus significatif. Ses dix plages sous chappe de fog made in Crawley (Sussex), pourraient être le PPDC aux Eno diaphane et consorts satiens, à certaine lignée claire british (Shadows, Dire Straits), aux Barrett ou Wyatt autistiques, dessinant en tout cas, au coin du bois (A Forest) sombre (At Night) des mystères (Secrets) et des miroirs brisés (A Reflection), le plus court chemin du pop punk 1978 au top 50 1988.

Musical au sens «instrumental », comme dans (The Final Sound), obsessionnel (In Your House), planant sur la transparence malsaine des guitares (M) et la voix vitrifiée dans un placenta de piano scandant des « wait...wait » à fendre l'âme, Seventeen Seconds est un souvenir à étouffer entre oreiller (pour pleurer) et Gardénal (pour dor...mourir). C'est l'adieu aux larmes roses, Genèse mauve en attendant l'Apocalypse sang d'encre.

BAYON

QUATRE-VINGT-QUATORZIEME
JUJU MUSIC
King Sunny Adé and his African Beats.

1982. Polygram 8325 222

Imaginez les Shadows en casques coloniaux mollement étendus sous de larges ventilateurs — à moins que des boys panka ne les éventent à la main ? — et se mettant à jouer Apache pour les Yorubas... La "Juju Music", inexplicablement, c'est cela : l'écho diffus d'une Afrique Noire fantasmagorique, d'avant les mangues greffées.

Sunny Adé, qu'on appelle au Nigeria « la pute du show-bizness » (quarante trente et, dit la rumeur, « des ventes à la McCartney »), fait ça. Pas le « ventilateur » de Youssou'n Dour, ni les vents de Fela, juste les pales, brassant l'air chaud à 98 % d'humidité. C'est le premier rocker noir transparent. Comme un Mory Kanté ou un Salit' Keita sous codéïne-Eno. Lymphe nègre.

Avec sa pommette scarifiée de Gabonais grâcieux, Sunny Adé, lancé par un ancien de Libération, a gardé le déhanchement rythmique de son pays noir, les percussions énervées de sa terre brûlée, le tout amorti au diapason de sa voix geignant des Eje Nlo Gba Ara Mi et Message; sur le feeling black, il a greffé du blanc.

Blanc-Aspro, comme les cachets ; blanc-coton, comme son costume laiteux de King Bata; blanc-country comme Charley Pride ; blanc comme une sotie bowlessienne; blanc comme une insolation. Les deux gris-gris de cette lumière Hawaïenne solarisée du Prince Chairman : les « talking drums » — ces tambours du Burundi amphibies — et une « pedalo steel guitar », variation sudiste inédite sur le thème rebattu des « guitares électriques » 60.

Les tam-tams à ficelles tissent, en écheveau liquide, la trame de ce techno-batik fleurant le lait de coco, les quatre guitares western mièvres et la basse indolente font la chaîne. C'est J.J. Cale débarquant par le train du « Synchro System » dans la savane. Stevie Wonder et son harmonica chromatique l'ont pris en marche (Ase, le troisième album). Depuis, c'est l'ombre.

BAYON

QUATRE-VINGT-QUINZIEME
DOWN BY THE JETTY
Dr. Feelgood.

1975. United Artists Records 29727

Down by The Jetty était plus qu'un simple disque de rock animal (comme l'avaient été certains Troggs, Flamin' Groovies ou Brownsville Station). C'est une espèce de manifeste/claque dans la gueule des institutions rock de 1974. Les Feelgood revendiquaient l'amplification minimum, le look docker-clergyman et les cheveux courts comme taillés au sécateur. Ce qui les intéresse à l'époque ? C'est bel et bien de gifler leur public, ces masses de plus en plus abruties, comme pour leur dire : « Debout, allez, c'est pas ça le rock, bon dieu, faut que ça redevienne une contusion » !

En fait, par-dessus l'une des sections rythmiques les plus impersonnelles à surgir d'Albion depuis Status Quo, le premier Feelgood (qui opère de 1973 à 1977) est la rencontre de deux entités archétypiques tellement dissemblables que leur accouplement ne pouvait se faire que sous l'égide d'un patronyme emprunté à l'immense Muddy Waters.

En ce premier album, Doctor Feelgood est donc avant tout Lee Brilleaux, figure débonnaire, brailleur de fond, goujat putois et soudard goguenard. A la guitare, son frère ennemi, Wilko. Wilko le couteau, Wilko le sabreur, Wilko la Telecaster, personnage maigre et cynique, tranchant ses riffs à la serpe comme le fils légitime de Pete Townshend et Duane Eddy. De tournée en interview, chacun des deux hommes allait évidemment se prendre d'un irrépressible désir d'enterrer son comparse. Mais dans ce premier effort les apparences sont encore sauves. Ce qui nous valut donc une fulgurante décharge de petits rocks courts et flingueurs mais aussi quelques envolées en solitaire comme le très dylanien Cheque Book ou le bien compréhensible désir de Brilleaux d'ajouter une rincée de cuivres au medley Bonie Moronie/Tequila.

Mais c'est évidemment sur scène que le bon docteur donnait son maximum. Ce qui veut dire que si vous n'étiez pas au Marquee Club le soir de Nouvel An 1974, ni au Festival d'Orange six mois plus tard, ni à la fête de « Rouge » un an après, vous n'avez plus qu'à attendre l'invention de la machine à voyager dans le temps pour tenter de comprendre quoi que ce soit à ce disque rigoureux, monophonique et apparemment bien banal.

Philippe MANOEUVRE

QUATRE-VINGT-SEIZIEME
HOME MADE ICE CREAM
Tony Joe White.

1973. WEA BS 2708

A Nashville, où il s'est retiré, mi-homme des bois, mi-sac à bière, on prétend qu'il est encore plus cossard que J.J. Cale, autre familier des bas-fonds country.

Légende en France à une époque où l'Amérique ne savait même pas épeler son nom (Billy Swann, son premier producteur, se souvient encore avec émotion de la fois où, entre deux sets confidentiels dans un honky-tonk miteux du Mississipi, le Cassio des marais a donné une interview par téléphone, en direct, sur une radio française), Tony Joe White, rocker du bayou, fait partie de ces individualistes irréductibles bafouant l'ordre et la loi représentés par les hit-parades.

Qu'Elvis Presley ait repris Polk Salad Annie (et, plus tard, I've Got A Thing About You Baby), que Brook Benton ait immortalisé Rainy Night In Georgia, qu'Isaac Hayes ait adapté That Loving Feeling, que Ronnie Sessions ait chanté Cause Making Love Is Good for You, que Roy Head lui ait expressément commandé Dismal Prisoner 0613, que Johnny Hallyday ait surmonté sa sainte horreur de l'avion pour aller boeuffer TV avec lui au fin fond du Tennessee : tout ça ne lui fait ni chaud ni froid. La seule chose qui l'émeuve un peu, c'est cet hommage que lui consacra Joe Dassin avec le suicidaire Blue Country sur CBS (flop commercial sans précédent) peu avant sa disparition.

Home Made Ice Cream, album blue-jeans et rouflaquettes (au même titre que Tony Joe White ou The Train On), produit par Tony Joe et Tom Dowd, est un vrai disque bouseux : hors modes, hors catalogues, avec générique autographe et remerciements superflus (David Briggs, Norbert Putnam, Kenny Malone et Reggie Young : mercenaires certifiés des studios de Nashville).

Avec surtout, au milieu de dix (véritables) récits indolents, cette profession de foi bucolique en forme d'apologie du farniente et de l'oisiveté : Lazy, éloge de la paresse à la mode western, qui ferait presque ressembler son principal disciple, J.J. Cale (voir plus haut), à un épileptique.

Serge LOUPIEN

QUATRE-VINGT-DIX-SEPTIEME
BARK
Jefferson Airplane.

1971. Grunt Records FTR 1001

En 1966-1967, San Francisco était renommée pour ses tremblements de terre, ses homards, ses collines, sa baie, son Golden Gate, ses tramways. Pas mal pour une petite ville de province. Soudain on dut y rajouter le « son ».

Rappelez-vous les fleurs dans les cheveux, les paradis artificiels de Haight-Ashbury, la révolte étudiante à Berkeley et surtout les nuits folles du Fillmore, la salle de Billy Graham où sont nés tous les groupes de la scène californienne et d'abord le premier à franchir les frontières de l'Etat : le Jefferson Airplane et sa musique planante, avec des relents jazzy ou bluesy et, bien sûr, les voix de Grace Slick et de Marty Balin. Quelques paroles à double sens, une pincée d'encens, un peu d'acide, des projections de couleurs mouvantes ou des éclairs de lumière stroboscopiques, et c'est parti pour le grand trip !

Vous retrouverez la collection complète de l'Airplane chez tous les vétérans de 68. Et c'est bien le seul moment où tous ces pacifistes étaient prêts à servir dans l'aviation.

Aujourd'hui, le Fillmore a fermé, Grace Slick chante toute seule et l'Airplane s'est crashé quelque part dans une montagne d'ennui. La magie n'est peut-être qu'illusion.

Claude VILLERS

QUATRE-VINGT-DIX-HUITIEME
FLAGRANT DELIT
Johnnz Hallyday.

1971. Philips 6325 003

Mes amis et moi-même sommes d'accord sur un point : du côté de la maison de disques de l'Idole, on a comme une tendance à prendre les fans pour des boeufs... Un petit voyage rétro en Johnny ? Vous avez le choix, les mecs : soit « l'Intégrale », (un « Tout Johnny » regroupant 489 titres répartis sur 40 albums), ou alors cinq compilations merdiques de tubes par ordre chronologique. Entre les deux? Rien ! A l'heure du compact disc, il serait un peu temps de rééditer les albums « historiques » de Hallyday dans leur intégrité, avec les pochettes d'époque signées Tony Frank ou Jean Marie Périer.

Alors, Flagrant Délit? Justement ! Un disque de Johnny qui tient décemment la route des ans (il en est d'autres : Rivière ouvre ton lit, Insolitudes, Rock à Memphis, etc.) Enregistré en 1971 à Londres avec l'ingénieur du son des Stones, Flagrant Délit est une super-production servie par une mafia de musiciens hors-pair : Gary Wright (organiste des Spooky Tooth) Micky Jones (futur Foreigner à la guitare) Tommy Brown (futur DCD à la batterie) et les chanteuses de Joe Cocker (Madeline Bell et Nanette Workman). Les textes sont de Phil Labro. Rivière ouvre ton lit avait été l'album des délires acides de Long Chris, retraçant une fidèle descente aux enfers psychédéliques ; Flagrant Délit voit Johnny se reconstruire dans un monde hanté de flics et de matons. La rage de la star est immense, perceptible dans l'incroyable Fils de personne, la classique reprise (de Creedence) « mieux que l'original » ! A part ça, les femmes sont la revanche secrète de Johnny (Oh, ma jolie Sarah) qui s'enfonce dans l'inconnu (Tant qu'il y aura des trains) après s'être sifflé une dernière gamine (Fille de la nuit). Pressons le pas. La nuit tombe, le musée va fermer.

Qu'il suffise pour conclure de rappeler qu'au-jourd'hui encore, Flagrant Délit est cité par Hallyday comme son disque préféré. Ou encore : la musique que lui aime.

Philippe MANOEUVRE

QUATRE-VINGT-DIX-NEUVIEME
SHAFT
Isaac Hayes.

1971. Stax 8802

Guitare chewing-gum et démarche Reebok, manteau de cuir noir et moustache de prédateur : c'est Shaft. John Shaft. Le privé arrogant (il n'hésite pas à traiter le lieutenant Vic Androzzi, une espèce de Pat Chambers funky, de « blanchette rital ») « walking like a sex machine », créé par Ernest Tidyman, futur, scénariste de la French Connection fatale a Bozzufi.

Shaft, c'est l'explosion d'un genre : le film Noir (à ne pas confondre avec le film noir) extension cinématographique, hypocrite (la plupart des réalisateurs sont blancs) du « Black is beautiful » (variante : « I'm proud, I'm black »), mais aussi d'un étonnant musicien (sans oublier bien sûr le comédien Richard Roundtree tellement marqué par son rôle qu'il enregistrera, deux ans plus tard, un album sobrement intitulé Man From Shaft): Isaac Hayes.

Songwriter d'origine (on lui doit, avec la collaboration de David Porter, la plupart des succès du « Memphis Sound » : Hold On I'm Comin', Soul Man, You Don't Know Like I Know, When Something Is Wrong With My Baby...), Isaac Hayes va paradoxalement s'affirmer au moment même où son label, Stax, tombe en désuétude. Créant le personnage macho-disco de Black Moses, le prophète de l'amour quatre-quatre, géant au crâne rasé et au torse glabre bardé de chaines en or, qui préfigure avec quinze ans d'avance le pittoresque Duke of New York qu'il interprétera dans le New York 1997 de John Carpenter, et qui n'est autre que la représentation paroxystique du Shaft de Tidyman.

D'ailleurs, à peine le tournage terminé, Hayes empoignera à son tour le magnum 44 afin d'incarner, pour Jonathan Kaplan, Truck Turner le privé exterminateur, puis, aux côtés de Lino Ventura, prêtre de choc, le flic mariolle du Tough Guys de Duccio Tessari. Deux « films Noirs » respectables, aux bandes-son sur mesures, mais dont aucune n'approchera la notoriété du fameux Theme From Shaft, clé de voute (la disco n'est plus très loin) de la musique américaine des années 70.

Serge LOUPIEN

CENTIEME
LET IT BE
The Beatles.

1970. EMI C066 04433

Le plus pénible, c'est Yoko. Mi-gri-gri, mi-Veuve noire, cramponnée à sa proie Lennon, elle fait régner dans le studio, une ambiance détestable. Ce que (au contraire de l'escroc Godard ratant magistralement le naufrage Brian Jones), Michael Lindsay-Hogg a su saisir à la perfection, rendant compte, impitoyablement, du drame en train de couver sous ses objectifs : la séparation des Beatles.

Car plus qu'un album fin de course, Let It Be est avant tout un film. Un formidable moment de cinéma-vérité sur la plus phénoménale scène de ménage de toute l'histoire du rock, entre un Paul barbu, s'efforçant tant bien que mal de maintenir le vaisseau Cavern à flots, et un John démobilisé, partagé entre militantisme spontex et exhibitionnisme hippie : sexe et drogue. Mais rock'n'roll...

Alors, que Spector ait ou non massacré certains titres (The Long And Winding Road), que la haine suinte à chaque intro, que la sortie même du disque (antérieur à Abbey Road) soit restée relativement mystérieuse : tout ça en fait n'a guère d'importance. Avec Let It Be, se termine piteusement quelque chose qui ne trouvera jamais son équivalent dans les années, voire les siècles à venir.

Ce qui, à tout prendre, est aussi bien ainsi (soit-il).

Serge LOUPIEN